dimanche 25 décembre 2011

LE VOYAGEUR DE PUMBEDITA - CALEB - SASKIA COHEN TANUGI

Le passager de Bagdad

Le voyageur de Pumbedita

CALEB

Shoshana Saskia Cohen Tanugi



MODE ANI


Il savait que ce ne serait pas facile, mais rien n'avait d'importance.
D'un geste de la main, il chassa la mèche de cheveux  qui glissait sur sa tempe.
Comme le voulait la Loi, les mèches de ses tempes, n'étaient pas coupées.
Elles le gênaient.
Caleb, juché sur la butte, découvrait la ville de la splendeur et de la science, endormie, face à lui.
L’ombre violine et le vent de l’aube escortaient les ocres de la terre.
Dans le frémissement de la lumière, toutes les nuances du ciel, reflets d’eau des nuages, s’offraient à sa vue.
La chaleur du jour serait accablante.
Le fracas violent des couleurs l’annonçait. Et la ville, au loin, sous la première chaleur, tremblait comme un insecte étrange.
Il avait dormi, à même la terre, encerclant son corps, comme le patriarche, de douze pierres. Il chassa la poussière du sol collée à ses toiles brunes et murmura : «  Modé Ani… »
Après s’être lavé les mains dans l’eau du Tigre, il examina ses tsittsith[1], puis, déployant devant lui son châle de prière, il récita la bénédiction sous l’azure du ciel. Le vol d’un héron suspendit la prière, la beauté dévoilée de l’oiseau répondait dans l’air pur, à la beauté déployée de l’escorte du matin. Caleb se revêtit de ses téphilines2 de cuir, le boîtier incliné vers le cœur, avant de resserrer le lacs, il récita le rituel, encerclant sept fois son bras gauche de la lanière fine et sombre. Mémoire sur son bras, couronne à son front, il déposa la téphila3 de la tête, veillant à ce que l’extrémité inférieure du boîtier de cuir ne descende pas plus bas que la lisière de ses cheveux. Il tourna la lanière de cuir des téphilines sur le dos de sa main gauche, de sorte que la lettre « chin4 » apparut sur sa peau et récita le passage biblique se rapportant au commandement des ornements de cuir.
Chaarit5, prière du matin à l’aube du jour, psaumes de David à l’ombre de ses lèvres, ciel mouvementé de bleu en couronne éternelle, il était roi, prince, Israël en exil, il était vie et souffle, royaume et serviteur. Son Dieu était le maître, son maître voulait des psaumes, des cuirs, des prières en holocaustes et des châles en écume blanche sur ses épaules frêles.

Sans le cri d’un insecte, dans la beauté et le silence, sans l’ombre d’une pudeur, dans l’ocre de l’argile : Bagdad s’éveillait au monde du jour.
La grande mosquée d’Aroun Al Rashid6 élevait son minaret orné de faïences aux couleurs cristallisées dans le feu. Relié à la mosquée, brillait de sa splendeur au milieu des jardins, le palais des califes, centre des centres de la ville, prisonnier sous l’émail de Chaldée, améthyste pardessus la brique, or, iris et flammes nacrées, sur l’enduit de silice.

Idée inouïe de l’Islam : Ne pouvoir atteindre l’image de Dieu, mais l’emprisonner dans les couleurs multiples de son monde, ombre de son être.
La couleur, c’est l’ombre du Très-haut.
La lumière, c’est l’ombre du Très-haut.
La courbe qui s’affole et se noue se dénoue, géométrie et abstraction, c’est le souffle du Très-haut.
Le silence qui entourait Caleb, soudain se brisait dans le velours de l’aube, d’un cri, d’un chant, d’une pierre lancée à voix d’homme vers le ciel. Muezzin fracassant. Muscle de la gorge, symphonie du son, le Nom et sa puissance, l’Appel : « Allah Hou Akbar ! »
Le Nom des noms résonnait en courbe au matin des jours.
Par le cri qui transperce, la nuit se réveille, l’insecte et l’oiseau, l’oisillon dans son nid,
l’Islam appelle « Allah» et Caleb lui répond : « Adonaï Elokénou, Adonaï Erad ! »
Caleb avançait vers la ville des cercles. Il avançait au rythme de l’appel, transformant le cri de l’islam en un souffle hébreu: « Shéma Israël »
Il marchait face à la ville, il allait. Caleb était né juif sur les terres d’Islam            ;
Caleb voulait voir Yochoua, il savait que le jeune homme avait rejoint le groupe des traducteurs de la bibliothèque du souverain, Caleb voulait être près de Yochoua.
Le chant des oiseaux, soudain, frémissait au ciel, un vol d’hirondelles, en cercle au-dessus de la ville des cercles, rayonnait à l’azur.

Qu’y avait-il de plus beau?
L ‘Islam en s’éveillant au monde appelait  le Dieu de Caleb, celui des Téphilins
Allah est Elohim,
Elohim est un, sublime, grand, puissant, ultime.
Comme l’hirondelle en cercle dans le ciel, comme la poussière de ses semelles, comme le chant du Tigre, comme la grenouille aux rives du fleuve, comme le souffle dans sa poitrine, comme le martèlement de sang dans ses tempes,  le « Shéma Israël »  de Caleb est un.
Réponse  du muezzin.
Dieu peut choisir d’être aimé comme il le veut.

Arrivé aux murailles de briques qui ceinturaient la ville, Caleb fouilla dans ses poches. Il devait entrer. Les gardes tenaient les portes du sud. Il devait payer la dîme. Les marchands étaient là, en foule bruyante. Pastèques et légumes, bitume, apportés des champs à dos d’âne, végétaient dans de lourds paniers d’osier tressé.

Il avait en mémoire, les paroles, questions de son maître d’étude à la Yéchiva de Pumbédita :
« - qu’est-ce que le Jardin ? »
« - le jardin ?  - c’est le monde de l’œil. »
« - que voit ton œil ? »
« - ce qui est visible des formes. »
« - les formes, sont plantes et essences du jardin. Les formes sont les arbres et l’homme est comme l’arbre. Comme lui, des fruits, comme lui, des racines, comme lui, il s’abreuve d’eau, puise la science à sa source et sans cette eau, il s’assèche et meurt. Les hommes sont multitudes de plantes embaumant le jardin, leurs parfums sont les mots et leurs fruits sont leurs actes. Un seul fruit contient la forêt tout entière. Toute forêt est dans le fruit. Qu’est ce que l’Eden ? »
«  -C’est la base du jardin. »
«  - Qu’est ce qui  sort du jardin ? »
« - le fleuve…qui abreuve les plantes, les arbres, les essences et les formes. »
« - quatre rivières se détachent du fleuve. Qu’est ce que quatre? »
« - quatre, je sais ce que c’est, quatre, sont les mères, quatre, sont les éléments. L’eau, le feu, la terre et l’air prennent source en une seule source qui abreuve les plantes, les essences, les formes du jardin. »
« - trois, qu’est ce que trois ? »
« -trois, je sais ce que c’est, trois, sont les pères, l’âme du jardin : Adam, Eve et le Serpent. »
« - L’âme de l’homme est trois: elle nomme, elle forme, elle est. »
« - Qu’est ce que l’arbre au centre du jardin? »
«  -l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »
« - qu’est ce que la connaissance du bien et du mal ? »
« -La connaissance des limites. »
« - la limite est le monde visible. Quel autre arbre du jardin a un nom ?  »
« - l’arbre de vie »
«  - qu’est ce que l’arbre de vie ? »
«  - La loi. »
« - que subit  le serpent, partie végétative de l’âme, après avoir transgressé l’ordre du Maître? »
« - la poussière. »
«  - qu’est ce que la poussière ? »
«  - « aphar » :  ayin-l’œil,  phé-la bouche,  rosh-la tête…ainsi l’a nommée Adam»
« - Le serpent mange la poussière, le premier cercle de l’âme est la matière et c’est là, sa limite.
La matière est ce qui limite l’âme. Transgresser conduit à s’attacher à ce que l’on voit, quand ce que l’on voit, devient ce que l’on pense.
Transgresser, c’est se limiter à son œil, comme en un source de sa seule pensée, c’est oublier la source…» 
« - et que subit la partie animale, après avoir transgressé ? »
« - elle forme, elle souffre, elle souffre en formant.»
« - la douleur, c’est là, sa limite. »
« - et Adam ? »
«  -Adam, chassé d’Eden, cultive la terre à la sueur de son front.»
« -  le monde est sa limite. l’orge jaillit de la terre, seule, l’âme rationnelle en fait du pain,  le lin jaillit de la terre, seule l’âme rationnelle, en fait la tunique. L’ oeuvre d’Adam est sa limite et sa limite est sa mission.
La raison peut transformer l’obscurité simple de la matière, royaume de l’exil, en lumière, reflet semblable à cette lumière de l’Eden. Transgresser entraîne un seul exil aux trois parties de l’âme.

Caleb n’avait que quelques sequins. Les mercenaires turcs et le corps de garde du souverain tenaient la porte monumentale répondant au nom de Taqât Bâb al Kufa, ouverte sur un vestibule orné d’une coupole encadrée de deux tours semi-circulaires étroites et hautes.
Chevaux et commandements, armes et fers, hommes de guerre et ouvriers, devant les hauts murs du double système de fossés et d’enceintes surmontées du chemin de ronde, rythmaient l’ocre de la brique par l’éclat grenat, bleu outre-nuit et jaune, de leurs cafetans et de leurs armes. L’ouvrage fortifié prouvait la force et la puissance indestructible de la ville ronde surnommée en souvenir d’Eden : « Médinat Al Salam », la ville de la paix. Rien ne détruira Bagdad, rien n’est au-dessus de Bagdad, si ce n’est Allah.
Qu’est ce que la paix, qu’est ce que les cercles, qu’est ce que la puissance? se demandait Caleb, et comme son esprit  était un souffle toujours en mouvement, il se donnait des réponses qui déjà amenaient la controverse : La paix est ce qui s’accomplie, restitue, récompense, répare et achève. Voici la paix, dent du savoir, et eau du ciel, source et dent et os et étude, telle est la paix.
Le cercle est le mouvement du monde, la source du tourbillon, le délice, rayon d’une roue, ardeur et désir, le veau est en ronde au ventre de sa mère, la ronde est le veau, même mot dans la langue des prophètes : œil du monde, comble de bienfait, enseignement…tel est le cercle.
Caleb tournait en cercle autour des gardes, autour des marchands, humant les parfums de fleurs et de fruits. Caleb tournait en lui-même les questions et les réponses qu’il aurait dû se faire avant d’arriver au rythme de briques.
Un des gardes le regarda, ironique :
« - d’où viens-tu ? »
« - de Pumbédita, sur l’Euphrate »
« - de l’école des juifs? »
« - de l’école des juifs. »
 Le garde évalua rapidement le jeune homme : silhouette fine, souple, sans être frêle, yeux sombres, intelligents, visage aux lignes pures, ni violence, ni trouble, grossièreté, aucune, ni dans la voix ni dans le geste, une grâce, oui, une délicatesse et une grâce sans arrogance.

« -tu es… »
« -traducteur » il répondait en arabe. « je parle hébreu, araméen et syriaque je lis le sanscrit et le pehlevi, un peu le grec et très peu le latin. »

Caleb attendait le jugement, en jaugeant lui-aussi, l’homme face à lui qui l’observait.
L’homme lui plaisait : les lignes sombres de son visage avaient les variations de ses pensées. Ce qui n’avait pas de forme, prenait forme dans sa chair, en clair et en obscure, en variation de lumière sur sa peau. L’homme était : force de l’âge mais fatigue et usure, prompt à la colère, violent dans sa puissance mais prompt à la clémence, humble dans ses erreurs, autoritaire et juste, soumis à la Loi, serviteur d’Allah, sensuel et jaloux.
L’homme était multiple, il ne cachait rien, il approuvait tout, même ce qui, en lui-même, pouvait l’entraîner à la chute.

 « -as-tu une recommandation, ou une lettre ? »
Caleb sourit, il savait que l’homme lui plaisait et il savait qu’il avait plu à l’homme.
« - je vais à la beith ha-Horchma, la maison de sagesse, étudier avec le disciple de Kalid Ibn Yasid Ibn Morawiya. »
Le nom du plus grand des traducteur arabe des livres d’alchimie, mécènes des historiens, géographes, philosophes, médecins et astronomes, traducteur des livres d’Aristote, n’impressionna guère le garde.
« - et tu n’as aucune recommandation ? »
« -mon maître me recommande à ton cœur. »
Le garde reconnaissait bien là, le type de propos qu’il jugeait stupide mais qui plaisaient tant à l’entourage du Commandeur des Fidèles, grand Al Ma’moun, protecteur des Moutazilistes, et dont le règne achevé, avait été consacré au prestige exclusif de sa bibliothèque, enrichie de sublimes traductions des savants grecs,  des œuvres des astronomes et chimistes persans, des codes de médecine et d’industrie hindoue.
« - mon cœur n’est pas un passe droit. Rien ne prouve que tu n’es pas un voleur ou un espion ommeyyade. »
« - rien ne prouve non plus que je suis voleur ou espion. »
Un sourire sur le visage de l’homme. Il se savait sentinelle d’une ville qui couvre d’or, non pas les marchands, mais les savants, les philosophes et les traducteurs. La sentinelle savait. Les ministres et les bourgeois ne rivalisaient plus ni au jeu, ni aux chevaux, mais à leurs bibliothèques qui renfermaient toutes de précieux trésors, anciens manuscrits, ou traductions uniques.
« - que sais-tu, l’astronomie?… »
« - si je te récite les 2 millions et demi de mots du Talmud des juifs, seras-tu satisfait? »
« -quel voleur parfait : ton butin est dans ton crâne et tu demandes la porte de mon cœur. »
Le jeune homme plaisait à la sentinelle.
« -connais-tu la ville ? » demanda l’homme.
« -je n’y suis encore jamais entré. »
« - attends-moi, mon tour est bientôt terminé. Je te conduirai. »

Caleb s’appuya contre le mur, le soleil chauffait déjà la brique. Le garde reprit sa fonction, sentinelle à la porte de la ville et œil protecteur sur le jeune étranger.
Les marchands, les paysans venus vendre leurs fruits se bousculaient en foule compacte, devant les turcs armés.
Chacun était arrêté, contrôlé, imposé.

Caleb pensait à Yochoua. Comment le retrouver ? Comment pénétrer jusqu’à la bibliothèque du souverain ? Caleb pensait à Yochoua. Allait-il le suivre ? allait-il être d’accord avec son projet insensé ? avait-il raison de venir chercher Yochoua? Les derniers mots de Yochoua à l’académie de Pumbédita avaient été terribles : colère orage et orgueil.

« Où est mon frère? disparu effacé affaissé oublié, où est mon frère, celui qui s’en est allé ?
Pourquoi m’a-t il quitté, laissé, abandonnant le chevreau et le lait, où est mon frère, celui-là que j’aimais et qui depuis longtemps m’a dévasté de silences répétés? « va vers toi-même, pars, quitte la maison de ton père. » A-t il donc obéi aux commandements ? où est le déserteur allé ? qu’a-t il fuit, brisant dans sa fuite, les souvenirs d’enfance et les colères des jours d’été ? mon frère est ici, dans cette ville capitale du monde, Bagdad cerclée géométrie de forces, guerriers, sciences et puissances au delà des temps. Mon frère, je veux le retrouver, le serrer sur mon cœur, l’entendre et battre son sang dans mes tempes, mon frère, où est il, je ne veux pas mourir sans retrouver mon frère, fugitif du monde. C’est une lettre, un appel aux nuages, vous, qui voguez sans substance dans le ciel, vous, qui passez, calmes, au-dessus des empires éternels, recherchez mon frère, mon disparu,  retrouvez mon frère, mon débauché de rêve, et faites sombrer sur lui, votre pluie en rosée, qu’il revienne et entende les pleurs de son frère. »

Volute de prières, en pensée dessus la ville, spirales de prières et d’espoir au dessus de sa tête. 
Caleb ne parlait pas. Caleb priait, sa tête dans les mains reposées des anges, sifflement de lumière aux oreilles.
Enfin, le garde s’avança.
« -viens suis moi. »












II
BAGDAD

Bagdad, le ventre de Bagdad. Pénétrer la ville cercle. Qui se souviens de Bagdad ? Beauté sous un ciel qui jamais n’a de brume, fontaine d’eau jaillissante, parfum de terre, poussière du soleil, bruits, cris, charges et sons entremêlés comme les lacs sculptés aux stucs des palais. Peu de femmes dans les rues, des parfums, peu de fraîcheur, juste l’ardeur à l’ombre des ruelles qui toutes rayonnent vers le centre de la ville ronde. Sphère du ciel posée sur la terre, sphère de briques, sphère de chair, sphère de livres et de sciences.
Vertige de la lumière, de la poussière des cercles et du temps.

Le soleil allongeait sur les murs des ruelles, un rayonnement d’or fin qui se brisait aux angles blancs des stucs sculptés et tremblait au haut des murs.

« Je n’ai plus envie de vous voir, bon débarras, ni ceux de Pumbédita, ni toi, vous n’êtes qu’impuretés mesquineries, petites querelles de chameliers et controverses suspectes, j’ai mal, je ne sais plus, elle m’a fermé sa porte, l’académie de Pumbédita et je suis en colère, elle a été inconsciente de parler au marché des fleurs, je ne veux pas qu’elle parle de moi, la classe de Pumbédita, elle demande ma vie, veut savoir mes pensées, contrôler mes prières, elle enquête : le mauvais goût d’avoir envie de mourir à force de chercher les secrets de mon Maître. Je suis rentré seul au parvis du jardin interdit, j’ai étudié seul au milieu des mes nuits, j’ai fracassé les portes du temple, et j’ai brisé les sceaux d’or qui tenaient prisonniers les mots sacrés écrits aux hauteurs du Sinaï, j’ai cherché, bu, enivré à la source jaillissante au milieu des palmiers et j’ai trouvé l’islam, si proche si fine si délassée si soumise, si dure si douce si cruelle si séduisante et j’ai commenté le propos du prophète de Médine et j’ai crié dans la classe de Pumbédita : Mahomet aussi est prophète en colère, Mahomet est mon frère, Mahomet, né d’Ismael, frère d’Itsrak, Mahomet est commentaire et colère de la loi, le Coran est parole. Et il m’a été répondu à coups de sifflets et de fouets : « tu ne rajouteras rien, tu ne retrancheras rien de ce qui est écrit. » Ils ont frappé jugé et condamné. Je suis sorti d’Israel ont-ils dit, mais je suis Israel, je suis Israel et mon frère, fils d’Agar ne mordra pas la poussière de mes livres. » 

Tel était le dernier cri de Yochoua à l’académie de Pumbédita. 
En enroulant son paquet de livres et de toiles, seul butin d’exil, Yochoua avait encore rajouté en direction de Caleb :

«  ce n’est plus pour toi que je veux vivre voilà, je cherchais quelqu’un pour qui vivre, je ne pouvais vivre pour moi, et j’avais besoin de toi, mais tu m’as trahi, tu es venu sournois enquêter pour l’Académie. Je ne te verrai plus, mon cœur saigne et mes jambes tremblent, je me suis souillé à la colère à cause de tes actes, je ne porterai pas la faute qui me viens de toi. Je ne pleurerai pas, je n’ai plus de frère ni de père ni de mère, je quitte le palais de la sagesse des faibles, le savoir des chiots et j’entre au monde de Médine, étudier la vérité, allée avec la vérité. »

La mère était restée prostrée à l’ombre de sa maison d’argile, sous le toit de roseaux séchés.
« pourquoi, mon fils est-il entré seul, dans le jardin secret ? »
Le père revenu de loin d’avec le troupeau de brebis était arrivé à l’aube, au marché, ne savant rien encore, du désarroi, de la controverse et de la discorde, condamnation de son fils aîné. Le marchand de figues, lui apprit, jaloux des brebis, l’exclusion de son fils chéri, celui, qui était promesse et éternité de son nom. Effacée, la promesse par la fougue du fils, effacée, l’éternité par le jugement des justes. Les anciens avaient tranché, retranché le fils, pierre de la maison, le fils devait resté hors du camp, secoué de blancheur, blanc comme la lèpre, blanc comme la main que Moshé avait mise dans son sein. Telle était la loi. Que le vieux soit satisfait : son fils n’avait pas été lapidé. Et dans le tremblement du ciel, sous la chaleur des rives de l’Euphrate, Yochoua était parti, nomade des anciens, il voulait atteindre Bagdad, puis repasser l’Egypte, découvrir Kérouan, pour comprendre, commenter, étudier la parole du frère, fils de la servante envoyée au désert.

« tu es un traître.» avaient encore crié, les élèves de Pumbédita.

« Israël se complait dans ses débauches, Israël vomit l’homme, aveuglé, idolâtre. Israël en exil est mystique et menteur, il se cherche un messie pour finir de ne plus servir son Maître. Israël en exil ment, il n’est ni religieux, ni grand, il ment et Israël doit reprendre l’amour de l’homme à l’image de …charbon de braise me brûle la langue! pardon Israël ! où es-tu ? je suis seul, Israël, je suis seul viens me chercher je suis seul.» avait pleuré le fils du berger trébuchant au désert de sa pensée..

- «vous mentez tous et moi je ne vous crois plus. »
Le maître d’étude qui dit : « donne moi les textes, tes commentaires, je vais les recopier, les
étudier, les présenter à tes frères d’étude. »
Et le rosh yechiva qui avait dit : « que c’est sublime ! fils de lumière, ce que tu écris est sublime ! »
« - et vous me laissez mourir de solitude. La seule chose qui m’arrivait c’était toi Israël, et bien tu ne m’arrives plus. »
Ainsi pleurait Yochoua, le retranché.

Yochoua avait pleuré et marché pleuré et marché, souffert et marché, il avait prié aussi prié Joseph vendu par ses frères, Itsrak, qu’Esav son frère voulait tuer, il avait crié : « Israel Israel ne me laisse pas seul au désert, ne me laisse pas seul, Israel ! reprend moi. »

Et Caleb marchait marchait dans la ville, ses yeux pleuraient aussi, sans larme, pudeur, mais son cœur, foudroyé, blessé en son frère absent, il suivait le garde, marchait comme en son frère, marchait, tout à son frère, marchait à travers cette ville inconnue, pleine, grasse et pleine comme une brebis à son dernier mois, alors que tout autour en cercle tout autour, en cercle, le désert le plat le désert la ruine le stérile, le sans limite, à force d’épuiser.
Caleb allait vers Yochoua, il se demandait : allaient-ils l’un vers l’autre, Caleb et Yochoua, ou tournaient-ils en rond, les deux frères, dans ce cercle de ville, qu’encercle le vide?

Le garde s’arrêta enfin devant une porte close.
« - juif, nous sommes arrivés. »
« - où ? »
« - chez Abbas al Brahmi, Shemesh el Nihar, soleil de la religion, gardien de l’ancienne bibliothèque du Commandeur des Croyants.
Il te recevra, il te questionnera et si tu es un traître, il te livrera, et si tu es un sage, il te conduira. »
« - quel est ton nom ? »
« - Walid Ibn Saad.”
“- que le Très-Haut protège Walid, que le Très-Haut te garde, amen.”
« - et toi, juif, quel est ton nom ? »
« -Caleb. Caleb ben Yaya ben Hakhin., de la Yéchiva de Pumbédita. »

L’INTERROGATOIRE
Un petit homme sec ouvrit la porte et les introduisit dans une première cour, minuscule, ornée d’une vasque où bruissait une colombe. Après avoir traversé le vestibule puis une seconde cour qu’encadrait un étage aux fenêtres ornées de jeunes pousses de jasmin, ils arrivèrent dans une petite salle d’audience.
Là, assis, jambes croisées, sur un sofa recouvert d’un tapis en laine grenat brodé de fils ocres en torsade dans des cercles, assis jambes croisées, le vieil Abbas, vêtu d’un modeste habit de cotonnade blanche sans ornement, si ce n’est un rythme simple de volutes du même ton au col et aux poignets, la taille retenue par un large tissu gris, ses pantoufles de cuir, abandonnées au sol, le vieil Abbas étudiait.
Il leva doucement la tête vers les deux hommes.
Après les salutations et les bénédictions d’usage, Walid laissa Caleb seul, face au vieux gardien de la bibliothèque.
Caleb, sur l’ordre du vieillard, s’assis sur un coussin à même le tapis.
Tout autour d’eux, à hauteur d’homme, le pavement de céramique rafraîchissait de ses bleus profonds et de ce vert des figuiers, la petite pièce.
Au-dessus des céramiques, les murs étaient chargés de livres et de manuscrits posés sur de simples étagères de bois rouge. 
Le plafond, aux poutres peintes, avait le parfum du cèdre et de la couleur fraîche.
Paix, sérénité et étude se dégageaient du vieil homme uni à la simplicité d’épure de l’architecture.
Caleb se sentait soulagé. On lui apporta un peu d’eau fraîche dans un verre et une assiette de fruits cueillis au bord du Tigre. Il les béni, il bu, et il mangea.

- que veux-tu fils, qu’est-ce qui t’amène ici, dans la ville de la paix ? Walid me dit que tu es  Juif, compagnon d’étude de ceux de Pumbédita ? »
- je suis de ceux-là ».
-  bien, très bien, alors fils, dis moi que cherches-tu ici, qu’es-tu venu chercher. Qu’est-il le plus important pour un homme de chercher? »

Caleb compris que l’interrogatoire avait commencé et que le vieux voulait étudier son coeur, son âme et le fruit de ses actes. Que le vieux ne se contenterait pas de réponses d’usages apprises aux manuels d’étude. Que le vieux voulait savoir qui habitait en Caleb, qui était en Caleb, qui était le maître de Caleb.

- la connaissance est la meilleure partie de l’homme, le reste n’est que boue et limon, il faut donc chercher la meilleure partie de l’homme, c’est à dire la connaissance. »
-qu’est ce que la connaissance ? questionna le vieux.
-ce qui forme l’homme, ce qui le fait et le nomme, ce à quoi il s’identifie.
-fils, qu’est ce qui nomme l’homme, qu’est ce qui l’identifie ?
-toute chose soumis à sa force. Toute chose en lui, toute chose vue de ses yeux, toutes chose entrée en son oreille. Il doit chercher la connaissance de toute chose et il doit chercher le but de toute chose, pourquoi a t’il été créé et déposé dans ce royaume, matière de l’exil, terre de la forme et du sens. Seulement ainsi, parti à la recherche, il trouvera ce qui calme, découvrant bonheur et félicité.
8        Pourquoi toutes choses possèdent elles un but, une destination finale?
9        Pourquoi en serait-il autrement alors que le royaume entier est soumission à la volonté de l’Unique, le Très-Haut, du Solitaire en son palais ?
10    explique moi cela, fils, explique moi cela.
11    La volonté de l’Unique est la force qui permet à tout chose d’être, de se mouvoir. La nature, elle-même et ses orages, ne possède pas le pouvoir d’être, sans la volonté du Très-Haut.
12    Comment cela, comment donc, explique moi.
13    Il n’y a pas de Volonté sans Sa volonté. Mais sa volonté  ne peut être atteinte par la volonté de ceux qui sont abandonnés au royaume, car la limite même du royaume est définie par la volonté suprême. On ne peut, partant à la découverte, ne découvrir que ce qui nous limite. On ne peut, étant souffle du domaine du royaume, ne découvrir et ne vouloir que ce qui est au royaume. Ce qui le domine est au delà de l’entendement humain. L’homme est limité en sa forme, en son sens, en son action, par son appartenance au royaume. La Volonté Suprême appartient à la couronne, mais l’homme n’est qu’un reflet, comme la lune reflète la lumière du soleil, l’homme et le royaume tout entier ne sont que reflets enclos en la matière, reflets de la lumière du Maître, l’Unique en toutes les sphères.
14     - quel donc le but final de l’homme, prince prisonnier du royaume ?
15    - retourner à sa source.
16    comment ?
17    par la connaissance de ce qui le lie au monde supérieur, par la découverte de la porte qui lui ouvre le lieu, où, il n’ y a plus ni reflets ni voiles changeant, ni miroitement de lumières, ni illusions.
18    Qu’est ce qui lie l’homme au monde supérieur?
19    Ce qui n’est pas du monde du royaume, ce qui n’est pas du monde de matière.
20    Et qu’est ce qui n’est pas du monde du royaume ?
21    Ce qui est invisible en l’homme. Le royaume ne possède que le visible et l’invisible de l’homme est sa connaissance, sa sagesse, sa science, son savoir, sa puissance, sa compassion, sa justice et son existence. Voici l’invisible de l’homme et voici l’homme en sa couronne.
22    Et que peut l’homme prince du royaume, pour atteindre le monde supérieur?
23    Chercher les portes qui ouvrent les voies du chemin des hommes.
24    Qu’elles sont ces portes et qu’elles sont les clefs qui  en ouvrent les serrures?
25    La première clef de la première porte, est un fer aux rouages mouvants, un fer qui s’engage dans le royaume.
26    Qu’est ce que cela signifie ?
27    Si le bonheur de l’homme est d’atteindre et de découvrir le monde supérieur qui est au delà du royaume, le royaume a été conçu, lui, pour permettre à l’homme d’atteindre son but. C’est donc en oeuvrant comme un fer, en s’engageant dans la matière du royaume que l’homme peut forcer la première serrure.
28    Comment peut-il forcer cette première serrure ?
29    En adhérant par ses actes à l’ordre de celui qui domine le royaume, en observant les commandements donnés, guides pour la bonne utilisation du royaume.
30    En ne se laissant pas soumettre aux désirs inhérents à la matière qui aveuglent et qui trompent, rois sauvages et fauves du royaume.

31    Qu’elle est la clef de la seconde serrure ?

32    La prudence.

33    Qu’est ce que la prudence?

34    La prudence, est la question qui dit à l’homme à chaque instant : « qu’as-tu fait ? que fais-tu ? Attention, que vas-tu faire ? »
A chaque instant, cette clef fonctionne en grinçant dans la serrure. Si l’homme n’écoute pas ce bruit, l’homme répète sans cesse ses meurtres et ses charges et détruit jusqu’au deuil du dernier des hommes.

       -    Qu’elles sont les causes qui anéantissent la prudence ?

35    La recherche de son pain  du jour, qui rend le cœur méchant et mauvais, inquiet et       sournois, la peur de manquer est la cause de toutes les surdités. Mais il y a aussi l’impatience qui découle de l’âpreté, et le ricanement, qui dénigre et qui broie entre ses dents la beauté du monde pour n’en révéler que ses ombres boiteuses et méchantes, caricatures de la lumière.  Les railleurs mauvais et violents utilisent leurs langues et leurs gorges comme un fouet comme un feu.
36    Quelle est la clef de la troisième serrure ?
37    La ferveur et la hardiesse qui amènent la résolution, éloignent la paresse et offrent le bonheur. Le délice est dans la ferveur. L’ardeur y est liée et c’est là, la liberté.
38    Qu’elle est la clef de la serrure suivante ?
39    L’eau, pure, claire, l’eau. Quand il y a honte et confusion, c’est qu’il n’y a pas « eau ». Quand  il y a meurtre et vol c’est qu’il n’y a plus « eau ».  comme un vase rincé à l’eau claire, l’homme qui s’éloigne de la violence et de la souillure, brille sous le soleil. L’eau jaillit jusqu’au désert, l’eau qui lave soigne et abreuve , l’eau. Mais le monde est calomnie et meurtre et jalousie et convoitise et arrogance et cruauté. Alors…eau tarie au fond d’un puit ?

40    la clef suivante, fils, la cinquième, qu’elle est –elle ?

41    l’éloignement, le détachement des limites hautes et basses. Ne pas être juste à l’excès, ne  ne pas être rigoureux à l’excès, ne pas s’affamer à l’excès.

-         Qu’elle est la sixième clef, fils, la sixième clef ?
-          La sixième clef  est d’un dessin complexe, celui qui croit la tenir  peut s’en servir à mauvais escient, mais alors il ne tient que l’ombre de la clef : La piété, c’est la clef. Mais ce qu’elle est en sa forme se déforme  dans les mains des hommes. Cette clef ne dépend ni des prières, ni des bains, ni des leçons sues, ni de l’étude, ni des pénitences, ni des rites, ni des fouets, cette clef ne peut être portée que par la multitude ensemble allée, seule, elle necessite l’union de tous, ceux qui lui résiste, la broie, ceux qui la détourne, la broie, ceux qui s’en réclame, la broie.  Cette clef ouvre la porte du riche comme du pauvre, du traitre, comme du sage. Elle ne dépend que de l’acte, de la forme de son accomplissement et de sa direction vers le Très Haut et de sa direction vers le reflet du Très-Haut au Royaume, vers l’homme
-         y-a-t-il une septième clef, mon fils,, y-a-t-il une septième clef ?
-         Il y a une septième clef, mon père, elle est l’adversaire de la gloire, du triomphe et de l’orgueil. Elle n’advient que lorsque  celui qui possède les six clefs, croit enfin, par lui-même, de lui-même, qu’il possède le palais, alors cette septième clef, mon père, cette septième clef, s’échappe de ses mains et le verse au fond du fond du gouffre, précipité de lui-même, noyé de lui-même au fond du fond du vide.
-         Quel est le nom de cette clef, mon fils, quel est le nom  de cette clef?
-         L’humilité, dans tes mains, elle signale : «  ce que tu réussis, ne t’appartient pas, c’est pour cela que tu as été crée. Il appartient, ton salaire, à la création entière, il appartient, ton ouvrage, à celui qui crée et l’ouvrage et les mains qui ont crées l’ouvrage.  C’est la clef, la plus dure, la plus étrange, qui dit : «  tu vas mourir, pour que d’autres achèvent ce que tu as réussi. » Et pourtant, seule, cette clef permet la huitième clef.
-         La huitième clef, mon fils…

Alors le muezzin se mit a appeler du haut du minaret. Alors le vieux plissa ses yeux, se recroquevilla dans son corps sec et maigre, mais obéit, parce que c’est la loi, et l’homme est sur terre pour obéir aux lois de ses prophètes.

-         Mon fils il est tard, il est l’heure pour moi de me rendre à la prière du soir. Je te prie, reste chez moi cette nuit. Tu dormiras près de ma chambre, je vais te faire préparer une couche. Et demain je te dirai ce que je ferai de toi et toi tu me diras la huitième clef :

-         Je suis a ton service, frère,  fils d’Ismael, que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Yaacov te bénisse toi et ta famille pour ton hospitalité.

-         Que le Dieu d’Abraham soit avec toi cette nuit, fils, repose, abreuve toi et prie.

Les ombres s’allongeaient sur le sol en se brisant au mur. Lignes élégantes du soleil sur toute chose. Le vieil homme doucement se leva, penchant son buste en avant, puis glissant ses pieds dans ses pantoufles de cuir, avec un pas trainant, il quitta la pièce, il quitta le juif. Islam dans sa grandeur aimait Israel. Et Israel dans sa grandeur aimait Islam.
Ils avaient été face à face ; l’un comprenant l’autre, l’un créant la parole de l’autre par l’écoute attentive, l’un et l’autre, créant leur Dieu Unique, en s’accouplant de la voix et de l’oreille. Car il fallait être deux dans le royaume pour n’être qu’un en l’Homme.

 Caleb resta un instant seul dans la pièce. Savourant la fraîcheur qui commençait à tomber du soir. Heureux, yeux mi-clos, il se laissait bercer par l’illusion d’un rêve.
Puis soudain il se dit : « Je n’ai pas mangé, sauf quelques fruits, je suis ici depuis, peut être au moins depuis cinq heures, voyons, voyons, ce matin à l’aube, je rencontre Walid, est-il déjà l’heure pour moi de la prière du soir? Ai-je vraiment vaincu ainsi une journée complère ? Oui la journée est presque achevée, oui, j’ai faim et soif. »  Il se leva et parti à la recherche d’une servante dans le palais, qui puisse le nourrir ou l’abreuver. Il appela. Personne. Personne dans chaque pièce, personne dans le vestibule,  personne dans les cours, personnes. Il poussa une petite porte de bois maladroitement peinte à gros coups de pinceaux en vert clair et il découvrit la jeune fille :

Caleb vit la jeune fille.
Elle était sage. Belle on ne le savait pas. Elle était dans la cuisine, Elle buvait le verre d’eau qu’elle tenait de ses deux mains, ses cheveux, lissaient de sombre ses épaules, non, elle n’était pas blanche, mat, fraîche et fragile.  Des mouches sur le plateau de cuivre, montaient dans les verres de thé qui avaient fini  leur service, les insectes bourdonnaient en sucrant leurs pattes au miel et aux dattes abandonnées, les abeilles au fond d’une soucoupe, tournaient.
Elle fut surprise de le voir entrer en son domaine.
Elle n’était pas voilée, elle était chez elle, en chemise, délassée, une ceinture de soir rose et jaune torsadée dessinait sa taille, seule ornement d’une longue fouta de couleur bleu persan. Ni boucle, ni collier, ni bracelet. Son sourcil ne s’interrompait pas, pointe sombre au-dessus de son nez, liant d’une seule double courbe gracieuse le velour de l’œil gauche à l’ambre noir de l’œil droit.

Le jour qui descendait par le mousharabieh de bois glissait sur les faïences bleues veloutant les ocres de leurs rosaces, d’or et de fil d’argent.
Devant la beauté immédiate, offerte, Caleb était exclus, la science était exclue et son corps s’enflamma. Tout ce qu’il venait de dire au vieux musulman, tout ce qu’il venait de révéler au vieux sage, perdait de son sens, face ç la beauté de la jeune fille. Caleb se mordit la lèvre, pour ne pas tromper le savoir des anciens à coup au cœur de jeunes filles dorées. Mais son corps se révoltait. Il le domina, se sentit, las, fatigué, inutile et blessé dans son orgueil.  Il savait ce qu’il ne devait pas faire. Mais une force obscure le dominait. Une force qui voulait vaincre sa victoire de l’instant.  La victoire de la science et de l’étude. Israël était mis à bas,  humilié dans son corps, son intelligence d’il y a quelques secondes avait disparue, effacée. Vaincre la matière avec les mots et perdre le sens avec les sens, était humiliant, si la chair dominait, c’était trop ignoble, trop ridicule, trop sinistre, trop abject. Leçon du vieux religieux,  ignorance du destin, sens exact du combat de chaque instant.
Il avait été brillant avec le père. Islam dans sa grandeur et voilà qu’un souffle plus tard, le temps à peine pour un enfant de cinq ans de réciter l’alphabet, la matière lui présentait la beauté de la fille. La science se mit en bouclier devant le corps de la jeune fille, elle lui servit d’aune devant les yeux : «  qui es-tu toi, pour vouloir te jouer de moi ? Tu m’appartiens comme le vermiseau, guenille humaine, comme le bouton de ta chemise.  Vas-tu donc résister par  courage et patience, pureté et droiture, à dominer la médiocrité qui te submerge? La volupté monte en vague de ton ventre pour te procurer des visions éblouissantes ? Peux tu les retenir?»  Promesse offerte, souvenir de parfums suaves et souffles rauques en Caleb, il s’affaisse contre le mur.
-         voulez-vous boire ? Lui demanda la jeune fille ?

Caleb dit oui, d’un air troublé, abattu, il venait de perdre.  
La jeune fille se retourna pour aller chercher de l’eau à la vasque, la courbe de son dos était émerveillement et sinuosité. Caleb en perdait la mémoire. Il n’y avait plus que lumière et chaleur dans sa peau, son bas ventre lui faisait mal tant la puissance du désir le tenait. Et c’est à cet instant qu’il pensa à Joseph. Caleb pensait à Joseph et comprit : La jeune fille n’y était pour rien. Nombre d’hommes accusent à cet instant les jeunes filles. Les prennent et les détruisent, les humiliant, nombre de témoins médiocres soutiennent les jeunes hommes, troublés par les sens, du meurtre et du désir éveillés. Et Caleb pensa : «  La jeune fille n’y est pour rien. Mais quel homme s’en souvient-il quand il souffre de  désir ? »
La jeune fille vint le désaltérer, elle ne comprenait que la soif, elle apportait le verre d’eau. Caleb comprit que la jeune fille même en ses sens, éveillée, même  alarmée, en désir,  ne comprenait ni le viol ni la violence de l’homme et Caleb pensa : « Celui qui sauve une femme, sauve l’espoir du monde, celui qui sauve un homme, sauve l’ombre d’un monde. » Et Caleb se calma. Il vit combien la jeune fille était douce, combien, elle était pudique, et silencieuse, il eut honte soudain de n’avoir pensé qu’au monde des hommes, il découvrit que le monde appartenait aussi à la jeune fille, à ses pleurs, ses inquiétudes et ses silences. Que la force n’était que la protection de l’humble fragilité.  La jeune fille est le meilleur côté de l’homme, le reste n’en est que l’épreuve.  «  Qu’aucune femme ne pleure par moi » pensa Caleb « car le pleur d’une femme est la honte d’un homme. » Et Caleb bu l’eau que la jeune fille avait apporté et il fut calme,  il avait maîtrisé l’épreuve du désir pour la jeune fille dans le palais du Roi. «  C’est donc en oeuvrant pour le royaume que l’homme peut atteindre son but. Je te laisse là, Caleb, je te reparlerai, ainsi parlait le royaume en cette fin du jour. »
Caleb quitta la cuisine, assis dans le jardin, il réfléchit. A l’heure de Minha, il pria remerciant pour l’enseignement que le maître venait de lui faire parvenir, ) travers le corps frais d’une jeune fille dans  la fraîcheur d’une cuisine.

DIALOGUE NOCTURNE ENTRE JEUNE ISRAEL ET VIEIL ISLAM
LE REVE :

Israël :
-         Je t’en prie vieillard, ne me quitte pas, les anciens, ceux de Pumbédita, ont abandonné mon frère.

Islam :
Je t’en prie mon fils, ne me quitte pas, les jeunes ceux d’ici, veulent des violences qui ne me ressemblent pas

-         Permets moi d’étudier à tes côtés.
-        
-         Permets moi d’enseigner aux côtés de tes maîtres. Tes anciens ont un savoir qui vient aux lèvres. Israël, mon fils, prince du très haut, et moi, vieil islam, je sais : Si Israël chois, Islam chancelle en ses violences. Alors, fils, fais ce que tu dois, empêche la chute du fils d’Abraham, l’aîné, celui de la servante, qu’il ne devienne pas violence dans ses déserts.

-         Islam, tes palais sont des merveilles


-         Israël, tes jardins sont des parfums

-         Islam ton désert est une lumière

-         Israël, ton royaume est bénédiction :

Ainsi s’endormit le soir, Caleb dans sa chambre et vieil Islam dans son jardin.
Ils ne parlaient presque plus par mot tant leurs âmes se complétaient. Ils se comprenaient comme une abeille comprend l’air qui s’échauffe, comme le héron comprend le sens du vent.

« Ceux qui veulent déranger leur somme, sachez que  vous êtes ennemis du Très Haut, ceux qui veulent leur sang, sachez que vous blessez le Très Haut.  Et quel sera le prix de la réparation ? Il n’y a pas une larme d’une mère qui ne sera vengée, pas le cri d’un fils qui ne sera entendu, pas le sang d’un vieillard, qui ne sera pesé. Islam ou Israel, si je vous juge coupable, je vous condamnerai. »
Ainsi parlait le Très Haut en leurs sommes. Ainsi gravait il leurs mémoires en leurs nuits.

Il y avait dans le rêve,  le vieil homme, assis sur un matelas, tache blanche carrée sur le sol de tapis couvert d’indiennes vertes et roses rayées,  le vieux  avait une rose devant lui, une rose fraîche magnifique et parfumée, il la déposa dans le petit encrier vide, qu’il emplit d’eau afin d’y reposer la rose, vase élégant et incongru. Les encriers et pantoufles devant la porte, les planches de bois recouvertes d’une espèce d’argile, posées sur les genoux, jambes croisées. Et Caleb  vit le vieil homme se redresser et entendit sa voix :

-         Israeël soit Israël face à moi, Islam et ne fuis pas en un autre : «  Où es Israël ? Qu’as tu fais du fils de la servante, ton frère ? »
-         Islam, soit Islam face à moi, chérit respecte ce frère,  ne soit pas caricature de barbares qui te brise les tempes. Islam, toi qui est soumission au Dieu d’Abraham, sois mon frère, soi mon désert emplit de sources,  Islam, soit l’escorte de ton frère.

-         Tel était l’appel du très haut.

« Que celui qui tente la destruction de mon premier né soit retranché, que celui qui tente la destruction du fils de la servante,  soit retranché. Ne touchez pas à un cheveu du fils d’Isaac, que l’on ne touche pas à un des cheveux  du fils de la servante.  Qu’Israël et Ismaël ne se déchirent pas entre eux. Tu saches, sera retranché. »

Et Dieu eut cette idée. Il fit un rêve entre les tempes d’Islam, il dit :

«  Fils de la servante, fils de la servante, dis moi où sont les brebis de ton frère que je les compte en une nuit.  Fils de la servante, fils de la servante, va chercher ton frère, il est allé faire paître son troupeau au désert. »

Et le fils de la servante se lèvera et cherchera son jeune frère au désert, et il le trouvera tout tremblant de froid pris aux branches des buissons d’épines et le fils de la servante dira à son jeune frère : « Isaac, Isaac, c’est la nuit que tu as trouvé en mes déserts. »
Islam tendra la main vers son frère et non contre lui et dira :  «  Viens escorte moi, prend moi, soutien moi, que nous gravissions ensemble les marches du palais. »
Et Ismaél  s’éveillera et deviendra le garant de son frère.  Il criera : «  qu’est ce donc que le sens de la terre si tu effaces celui-ci, mon frère ? Je me battrai pour conserver mon héritage qui est aussi mon frère. Ne détruis pas mon frère. »

Quand Ashem Allah menace de sa colère le jeune frère, Ismaël criera :  «  Prend moi à sa place, ne le détruit pas, si tu veux un homme en holocauste, prend moi, lui, regarde, il a déjà été pris au soir du mont Moriah, couteau sur la gorge, et larme aux yeux de sa mère.  Dieu d’Abraham, laisse Isaac, mon frère. »

Que soit béni le jour où l’âne sauvage du désert, le jeune onagre, ne rechigne plus au joug et que soumis à sa Lecture en ses soumissions, il se place pour sauver son frère.
De deux hommes, faire une âme.
Tel était le projet.  





NE CHERCHE PAS A USURPER CE QUI NE T’APPARTIENT PAS :

Le lendemain matin, le vieil homme s’empressa de retrouver dès après la prière du matin, son hôte, le jeune juif. Il traversait d’un pas vif les cours, les jardins, les salles de son palais, tout en nouant autour de ses hanches sa ceinture de lin gris.
Car il avait fait un rêve. Le vieil homme se demandait si son rêve venait bien du souffle du très haut, mais il ne voulait parler de son rêve à personne.
Il arriva à la chambre de son hôte.
Le jeune juif, dans sa chambre était à demi ensommeillé sur la couche à même le sol. Il n’en voulait pas d’autre. Il ne se sentait pas bien. Fatigué, épuisé comme si son âme pendant les heures de la nuit avait voyagée à travers les sphères et rapporté dès le matin la poussière d’enseignements prophétiques et épuisants. Le jeune juif était troublé  il avait fait un rêve mais il voulait n’en parler à personne. Et Islam rentra dans sa chambre. Et ils ne dirent mot, et ils se mirent à pleurer face à face, Islam debout à la porte de la chambre et Israël assis sur le lit, en ses draps. Et ils comprirent qu’ils avaient fait le même rêve.

MARCHAND

Caleb longeait la ruelle qui conduisait vers le quartier des juifs. Il avait quitté Islam et allait vers les siens. Islam lui avait indiquer qui voir. Il arriva enfin.
La boutique du marchand  au plancher garnis de nattes jaunes avec des pots de safran d’olives de tomates de farine de câpres de fruits secs et d’amandes. Le vieux juif dans sa boutique, sublime dans sa draperie de coton gris, si vieux qu’on aurait dit une vieille, si noble qu’on aurait dit un prince. Sur la tête, un simple turban gris rayé de vieux rouge sombre. Aucun ornement, simplicité de son être. Ses mains, plus belle orfèvrerie que toutes les couronnes  du Nil, ses mains, sculpture fine et précises, de veines en lignes et courbes et tourbillons, mains superbes ourlées d’ongle ronds aux lunules opalines.
Le vieux avait une voix elle était douce et basse, le vieux avait une fille, elle était belle et se nommait Dinah, il l’appelait Dititia, ma douce, ma colombe, mon joyau, mon royaume. La palombe était belle. Non pas de ses beautés sculpturales fines et subtile, elle était belle de 2000 ans, elle était belle des souvenirs du Sinaï, de traversées du Nil, d’attentes et de fautes, d’annonce et d’orage. Son être était la bible, son être était écrit dans chaque parasha. Elle ne parlait pas, elle ne bougeait pas,  immobile pleurait ses enfants en poussière ses ancêtres en cendre, ses passages suivant dessus la terre. Elle était fracas de rosiers, destruction de vignes, figuiers abandonnés, elle était la terre d’Israël foulée par les pieds étrangers. Caleb voyait tout ça. Caleb ressentait tout cela, il y avait une bible ouverte qui souffrait devant lui, il y avait un livre dont chaque mot, lui avait été appris dans les yechivot de l’Euphrate qui pleurait  devant lui, il y avait l’exil l’esclavage, l’attente du messie, la destruction du temple et les prières ourlées au nuage, seules, la nuit, il y avait  des kaddish dans ses yeux et des psaumes sur sa poitrine, vallées de brebis dans son corsage, elle était les cinq livres, elle était tous les commentaires, là, incarnés, vivants devant lui, elle était l’évidence, elle était la destruction du doute, elle était la certitude, Dieu existe il avait un nom, il avait un peuple et  cette forme  humaine cette femme devant lui en était le témoin muet.

Caleb se retint de respirer. Il sentait son cœur trembler comme lorsqu’il parvenait à traduire un commentaire où a découvrir le sens d’un mot secret. Il y avait  tous les sens magnifiques déployés devant lui et il était muet. Pourquoi comment parler. Etudier, étudier autant pour en aboutir à l’évidence là, au dessus des livres, au delà des lois,  par delà les savoirs les sagesses et toutes les connaissances, l’existence du fragile Israël passait par cet être, cette femme, vaillante et muette, celle qui était au-dessus de tout le monde crée et les anges, celle qui n’était pas née de la poussière mais de la séparation du flan d’Adam, celle qui avait été accusée par le premier homme, trompée par le serpent, celle qui souffrait  en abandonnant à la terre ses enfants, celle qui portait qui criait : «  je t’ai acquis un fils ! donne moi un fils ou je meurs, non je n’ai pas ri ! » celle qui s’est entendu répondre : «  suis-je Dieu que tu me demandes un fils ? » celle qui s’est prostituée au fils du lion, au bord du chemin, en échange d’un couple d’enfant, celle qui a été violée à Schem, celle qui a été humiliée par sa sœur, celle qui a été sauvée par sa sœur, celles là étaient Israël qui n’avaient pas abandonnées leurs bijoux, leurs ors, leurs miroirs pour l’érection d’un veau d’or au milieu d’un désert.

Israël était là, il n’était pas un homme, Israël était là, jeune fille pâle dans la pénombre d’un marchand.
 Et il l’a demanda pour femme. Et elle répondit :
-         Le dieu d’Abraham d’Isaac et de Iaacov, n’a rien dit à ta servante.

Caleb était Cohen, fils de Cohen, petit fils de Cohen, Cohen mais de cela rien ne s’en savait dans son nom, tout était caché dans son nom, les anciens de Pumbedita savaient Caleb Cohen descendant de Gadol.
Dieu l’avait voulu ainsi, il n’avait pas voulu que cela se dévoile aux oreilles de chacun et il l’avait caché. Dieu cache ceux qu’il aime. Sous son aile, sous son voile, ainsi ils peuvent survivre servir en toute humilité caché près de lui, en lui avec lui.
Le marchand savait. Comme arrivant de l’Euphrate, haut sur l’Euphrate jusqu’à ses sources sur le mont Arrarat, comme arrive du haut du mont Arrarat le long du fleuve de l’Euphrate, les parfums de fruits, arrivent aussi au nez des marchands tout le long du fleuve, le parfum des hommes. Et le parfum de la tribu des Cohanim dont jaillissait, Yeshouron, un bourgeon non encore éclos, fleurait bon au nez de tous les marchands le loin du fleuve d’Eden, le long de l’Euphrate. Mais Caleb n’avait encore jamais voulu être le fiancé d’une fille, mais Caleb n’avait pas encore ouvert son cœur au désarroi de son père et de sa mère. Caleb aujourd’hui, veille de Shabbat, le voulait. Il voulait la fille du marchand de Bagdad, celle qui n’était pas encore sortie de sous sa tente.
La fille du marchand n’était pas la jeune fille de 13 ans que toutes les marieuses mariaient. La jeune fille du marchand ne s’était pas mariée encore pourquoi ? Elle était âgée, dépassée l’âge et elle restait près de son père, sous la tente de son père, protégée dessous la tente. Elle se dit ; « Je suis mieux chez mon père que chez un inconnu, mari ? Qui serait aussi bon avec moi que mon père ? Qui me nourrira sans me battre ? M’écoutera sans me railler ? Me consolera sans m’humilier ?Qui ? »
Caleb répondit Caleb.
Elle n’avait pas parlé avec sa bouche  ce qu’elle avait dit été resté scellé en son cœur. Elle regarda Caleb comment savait-il ce qu’était enclos en son cœur ? Comment pouvait il passer les limites de ses lèvres et pénétrer sans bouger  au plus profond de son cœur, au profond de son être au secret de ses fonds ?Qui était-il ?
Et Caleb répondit Caleb.
Alors elle comprit toujours sans laisser échapper un mot de ses lèvres que son cœur parlait si fort que celui-la face à elle en entendait chaque mot, que celui là face à elle avait les oreilles sur son cœur, que les oreilles de celui la entendait le cœur des hommes que peut être enfin celui la, face à elle était à elle, que peut être enfin, son époux invisible avait une forme, un nom et était celui-la. Alors la fille du marchand se réveilla de son silence endormie et les mots vinrent sur ses lèvres et les mots traversèrent son cœur et les mots remontèrent dessus sa gorge, entre ses dents et les mots s’échappèrent de sa bouche et les mots s’inscrire dans l’espace et elle dit ;
-         qui es-tu toi, qui suis-je, à toi ?

Caleb répondit : «  Caleb est à toi. »

Ainsi Caleb épousera la fille du marchand de Bagdad.
Et Caleb connaîtra le monde des femmes, car c’est à cela que sert le mariage et celle qu’on ne nommera plus Dinah connaîtra le monde des femmes car c’est à cela que sert le mariage.

LA MARCHE
Caleb savait qu’il devait traverser toute la ville – il  ne s’arrêta pas vers les étales de mandarines et de citronniers – quoique le son de l’odeur avait un jaune parfumé – Il continua vers les pistaches et les fruits secs – le safran aussi a cette odeur jaune -  Là l’homme qui le suivait voulut le tuer – Il tenait un couteau dans la main droite – l couteau avait été glissé dans son dos, la pointe enfoncée dans sa ceinture – mais il l’avait sortie pour éliminer « le chien des juifs » comme l’appelait certain – Pourquoi ?  - parce qu’il venait de Pumbedita – l’assassin ne le toucha pas : Caleb venait de se pencher vers  l’homme accroupis sur le sol, le corps recroquevillé sur un pan de tissus ocre et rouge – il quémandait quelques sous – Caleb avait la moitié de ce qu’il fallait pour la course du jour mais il lui donna le reste de son repas et de quoi aller au Hammam et acheter une  eau fraîche et citronnée chez le vendeur au plateau de cuivre – l’homme au couteau alors renonça – Caleb avait gagné un jour de plus – Il aurait dû mourir à midi dans le marché dans l’allée aux olives mais il avait donné la moitié de ce qu’il avait pour un autre aussi il resta en vie – un jour de plus – l’assassin rangeait déjà la lame dans son fourreau, caché dans le tissus de son dos – et continua le chemin- il connaissait l’odeur de Caleb – c’était celle des amandiers en fleur – après l’hiver –


DEVANT LE MARCHAND  D ANES

Caleb arriva devant le vendeurs de mulets et d’ânes – il y  avait une odeur forte de peau de débris de blés et de crottin – les animaux s’agitaient respectueux des passants  - Juste une petite bousculade, pour se souvenir qu’ils étaient ânes – c’étaient de braves bêtes – des bêtes grises et blanches – un enfant au bonnet de travers – le corps vêtu d’une longue cotonnade claire était juché sur le plus gros des ânes dont la tête étaient cachée par le sac  jaune de végétaux tressés,  le sac de pitance qui lui clouait le bec !  Caleb plut au marchand de mulets : «  tu en veux combien ? »
-         C’est pour aller où ?

-         A la grande bibliothèque –

-         Mais plus personne ne peut rentrer dans celle de la ville

-         Pourquoi ?

-         Ils sont tous au nord de la ville, sur le Tigre… Il y en a pour trois jours de marche et plus peut être – fatigue et douleurs – si tu prends une des barques  tu gagnes deux jours – en une journée tu arrives à la grande mosquée – celle à la tour qui tourne sur elle même comme le temps –

-         Mon frère est à la bibliothèque de la ville – celle de la madrassa –

Le marchand d’ânes lui tendit un petit sac de joncs tressés dans lequel il y avait quelques graines de courges salées –

-         « prends ça, on va te soigner ici, et tu iras mieux – tu verras peut être ton frère, et s’il n’est pas à la madrassa, alors vient – je te trouve un passeur qui remonte le fleuve »

Caleb marchait vite dans la ruelle  suçant les graines de courges – il ne regardait plus personne – il ne savait pas s’il était trop tard – comment retrouver le perdu des nuages – son frère – comment le ramener à Pumbedita – Plus il s’enfonçait dans le cœur de la ville en direction de la madrassa, plus il sentait une présence qui le suivait –
Il longea les ruelles du bazar aux bijoux – les pierres venues de l’Inde n’étaient pas même cachées, elles avaient traversées l’iran et elles avaient un fort parfum d’ambre – Il fut surpris par une devanture qui ne présentait que des ors et des perles enchâssées dans des filets de fleurs aux pétales fragiles – or blanc et grenats mêlés pour  former des bouquets de pierres délicates sur les peaux des femmes le jour des mariages et des fêtes -  Il arrivait enfin à la grande mosquée, il n’avait plus qu’à traverser le bazar des graveurs – Les sceaux taillés n’avaient pas à être cachés – ceux en jade, ceux en ivoire avaient une finesse d’ exécution qu’aucun sceau d’argent ne pouvait atteindre – la beauté délicate de l’ivoire avait cette apparence de la peau, douce et de la veine de l’être humain, légèrement jaunie et claire, comme une paume –
Il contourna les vendeurs et arriva enfin au mur de briques scintillantes -
Il entra dans la grande mosquée – Quelques hommes étaient autour de la fontaine de marbre – ils se lavaient les pieds – certains étaient assis, d’autre encore debout, se baissaient pour ramasser leurs pantoufles et les amener jusqu’au casier des chaussures, voir s’il s’y trouvait encore un peu de place – mais la plupart entassaient leurs fantômes de cuir, sur le marbre veiné – il y avait quelques petites pousses d’herbe verte entre les dalles jaunes – Un oranger parfumait le côté gauche de la fontaine – Ce n’était pas l’heure de la prière aussi Caleb se dirigea sans encombre vers les salles des traducteurs – les rayons cambraient les couleurs de roses et or – il arriva enfin à  la porte – Le contraste avec l’étouffante luminosité du jour lui fit l’effet de la nuit, il plissa les yeux – il ne vit rien - du sombre et cette odeur de fraîcheur – sur des nattes de pailles – assis en ligne, les jambes croisées – une petite tablette de bois devant eux, les traducteurs travaillaient – ils étaient peut être une vingtaine – courbés sur leurs œuvres – pas un ne levait l’œil à l’entrée du magicien – Caleb était d’un autre monde – Derrière le gardien de la salle, une pendule hydraulique indiqua au son d’une musique aigrelette l’heure -  devant un des livrets – une rose aux pétales ouverts et larges reposait – elle était claire, légèrement rosée et jaune –elle dégageait une odeur sucrée et douce – celle de la sérénité – Caleb dévisageait calmement le traducteur à la rose – «était ce son frère ? Etait ce Yoshua ? Et comment ici, s’appelait Yoshua » Caleb savait que son frère avait dû changer de nom et  savait que le retrouver serait d’autant plus difficile – mais il se sentit plus facilement attiré par le scribe à la rose – Le gardien des traducteurs l’appelait – « Que fais tu là, es tu Youssouf le nouveau, ou Mahmad, le fils du presseur d’eau ? » Caleb ne dit rien . Le gardien des traducteurs lui tendit un kalam et une planchette de noisetiers, sur laquelle était posé un livre  et une plaquette d’encre à tremper dans l’eau – «  Tiens, Mahmad , voici le Miraj  Nameh » Caleb avait entendu parler de ce livre, mais il ne l’avait jamais eu entre les mains – il fut décontenancé – il regarda le gardien – « Marhmad, ça fait deux jours qu’on t’attend – et tu ne venais plus – il y en a qui disait que tu avais été tué en chemin et que tu ne recopierais plus le mirage et qu’il faudrait attendre encore un siècle ! » Le  gardien riait – Une de ses dents était en or – il avait de petits yeux de rongeurs et une peau sombre – son odeur était celle musquée des parfums chers du bazar – Caleb ne dit rien et se laissa mener jusqu’à la natte bleue, devant le pilier blanc – Il était éloigné du scribe à la rose – de trois rangées – Il était un peu derrière lui – sur son épaule droite – il pouvait suivre, d’où il était assis, le mouvement lent de sa main, sur le pupitre, à la recherche de la forme parfaite des lettres, l’art de la calligraphie -  Le gardien le plaça à la table des couleurs – dans de petite coupelle de faiences pâles, comme autant de sirops argentins, les couleurs l’attendaient pour l’ornement des lettres -  Caleb n’avait devant lui, que l’or, le bleu, le vert et le orange rouge pour les lettres – les blancs pour les rehaut étaient disposés à une autre table – l’encre noire avait une odeur forte de moisissure – une odeur qui prenait jusqu’aux tempes – Le kalam jaune l’attendait -  Il se dit qu’il allait commencer à former les lettres jusqu’à l’heure  du repas, et qu’enfin il pourrait s’approcher du scribe à la rose – de dos, il avait la main, la finesse de la silhouette de son frère – et cette chevelure de femme, fine et soyeuse, légèrement ondulée –

LA CALIGRAPHIE

Le manuscrit qu’il devait reproduire était une pure beauté – Les pages racontaient l’histoire d’un voyage – un instant théologique – Le texte était en arabe – Caleb devait le reproduire – il était juif mais il parlait l’arabe comme l’hébreu, le perse ou l’araméen…  -  L’histoire commençait, l’été, la 27 eme nuit du septième mois, il faisait chaud et lourd et Mohamed somnolait quand soudain l’ange Gavri-el apparut– La chaleur des moissons était loin – le voyageur nettoya le cœur de Mohamad, avec l’eau délicate et par la bénédiction, la barkha, la force de l’éclair, il l’emporta avec lui  -

«  c’est par le livre que se transmet le savoir, c’est par le cœur du livre qu’est caché le cœur de ton destin »

Sur la première page, Caleb traça en encre d’or  entouré d’orange, la première vision de Mahamad – Il se sentait épuisé par la faim et la chaleur – l’obscurité et la concentration afin de maintenir sa main sans tremblement l’épuisait – il avait chaud et soif – mais il traçait les lettres lentement, avec élégance, liant les courbes et les volutes des signes -   Il savait que Mahmad chevauchait maintenant la jument céleste – la bénédiction sacrée – et il se souvint de Mordechai chevauchant devant le Roi, la monture à la tête ornée de la couronne royale -   Bénédiction pour avoir sauvé la vie du Roi –
Caleb pensait : «  la vie du Roi – mais le Roi des Rois peut il mourir ? »
Mordechai chevauchait – Aman pleurait de Rage – et Vashti, la première reine, avait disparu du domaine des femmes – Mahamd chevauchait – Gavriel le soutenait – Et la ville comme une femme, allait être devant lui –

La main appuyée sur le parchemin doux en peau tannée, il trempait la corne végétale du roseau dans l’encre sombre – Le crissement des lettres étaient le voyage dans le vent- les nuages avaient les couleurs des encres et des ailes et il chevauchait – et ainsi Caleb rentrait dans le monde du ciel –

Caleb, le juif sentait l’Islam proche – Il s’y  trouvait au centre du cœur –  l’odeur de l’encre, celle des nattes, la courbe enivrante des lettres, la beauté des textes, le parfum du livre étaient autant de pétales de l’Islam – mais il n’était pas venu au monde pour cela – ce n’était pas là sa mission – sa mission était de retrouver son frère caché dans les sables d’Ismael– et de ramener des beautés d’ Ismael jusqu’au pavillon d’Itsakn le fugitif – son origine – Caleb fermait les yeux – Il aimait le verbe, la parole, la beauté du miraj l’odeur des roses et le son calme et élégant du kalam, le parfum des encres devant lui, l’enivrait, mais il était d’un autre désert – il se perdait dans les mots du voyage – du mirage – il chevauchait les terres et les cieux en compagnie du poème  - puis se fut le son de la clochette de bronze du vendeur de limonade qui le ramena au sol de Bagdad.  Il était accompagné du panetier – L’homme avait un panier chargé de pains ronds décorés de graines de sésame posé sur son crâne – Caleb n’avait pas une pièce sur lui mais il avait faim – le limonadier avait agrémenté son sirop de feuilles de menthe forte qui piquait les nerfs des scribes -  Le gardien prit les pains   – il les disposa sur des feuilles de palmier vertes les regardaient comme autant de bêtes de son troupeau d’agnelles et les distribua finalement aux scribes – les plus gros aux plus anciens ou aux favoris et les petits pains, aux nouveaux -  Caleb dut se contenter d’une tranche parsemée de sésame  - Mais il put s’approcher du scribe à la rose -  Le scribe à  la rose ressemblait à son frère – même taille, même ossature, même couleur de peau – mais les yeux avaient un vert doré éloigné des yeux de son frère – couleur écureil à l’éclat sombre –  Il avait caché la fleur,  pétales contre son  cou, en collier, prise dans son encolure de coton blanc -

-         « La fleur est belle  d’où vient –elle ? » demanda Caleb
-         D’ un arbre près de la fontaine –
-         Tu l’as cueillie ?
-         Pour échapper à la douleur
-         Et comment te soigne-t-elle ?
-         Elle me montre le chemin  - frêle et splendide au milieu des piquants, elle embaume –
-         Ta vie est si dure ?
-         Les piquants déchirent – mais la vie soigne les blessures –
-         Quel est ton nom ?
-         Al Fergani, Ibn Katir Al Fergani – j’étudie les documents  indiens – j’ai traduis du grec Aristote et Ptolémée, mais je ne traduis plus ici, je travaille sur un traité que j’écris à partir des mathématiques indiennes  -  Je ne laisserai personne dans l’ignorance – si tu veux, je t’enseignerai un certain nombre de valeurs …
-         Connais tu Yoshua, as tu rencontré un homme du nom de Yoshua, qui venait de Pumbedita, un grand traducteur…
-         De Pumbedita, des juifs ? – Un juif ?
-         Yoshua…il a environ mon âge et ta corpulence,  son savoir est exceptionnel et c’est un musicien merveilleux –  il peut dresser un cheval –
-         Comme Ibn Mousa ?
-         Il est d’une grande beauté, toutes les femmes sont sensibles à sa présence -
-         Il y a Ibn bahgdthi qui ressemble à ce que tu dis – mais il n’est pas de Pumbedita – il vient de Kairouan, je crois, il était favori, ici –
-         Où est –il maintenant ?
-         Personne ne sait – on dit qu’il croupit dans un cachot pour avoir  blessé la sensibilité de l’imam  – d’autres disent qu’il est mort au combat ou pire, qu’il a pris part à la révolte des esclaves  - on ne sait pas – mais si c’est celui que tu cherches, je pourrais te montrer ses manuscrits – ils sont conservés ici - il connaîssait par cœur le coran, la torah le talmud et tout Ptolémée – je l’ai rencontré dès son arrivé – Il écrivait de la poésie aussi – Une fois, il nous a lu un de ses poèmes à la nuit – la nuit sur le Tigre–

-         Une nuit,
-         La  fille du roi
-         se balançait dans la chaloupe,
-         Fragile
-         comme un reflet
-          suivant
-         des yeux seulement
-         l’instant sombre de la nuit

vivante
elle somnolait
vivante
ne s’endormait
….

Elle est
le temps
Au milieu
Des jours
et des années
 Au temps
Jamais d’échappée
le temps
Qui ne disparaît
le temps
Sans un seul arrêt -

Cela commençait comme ça, je crois, puis continuait en
-         une métaphore sur la princesse perdue chez un mauvais roi – La foi au service d’un mauvais savoir – c’est ce qu’il a entrepris d’expliquer un matin d’hiver – Puis il a disparu.
-         Ici, certains restent toutes leurs vies, d’autres partent vers la Mecque, Médine, Jérusalem Damas ou Kairouan…  Il y en a qui vont jusqu’aux monastères de Grèce …

Al Fergahni suivit des yeux la silhouette souple qui se faufilait entre les scribes -

Le gardien fit un signe à un maigre jeune homme  qui rentrait courbé sous la charge d’un énorme plateau de cuivre surmonté d’une pyramide de figues de barbarie –
Le gardien l’appela  « Yusuf !» sans ménagement -Le jeune homme s’essuya rapidement les doigts sur sa chemise et s’approche du gardien – Il sortit un sou,  acheta une figue de barbarie et donna d’un ton sec l’ordre au jeune homme de l’éplucher –  lestement le jeune homme prit une petite lame cachée dans le plis de sa chemise et fendit la chair du fruit qu’il tenait entre ses doigts protégés des piquants par un épais tissus de couleur. Quand le fruit orangé quitta sa gangue verte, il dégageait un parfum si sucré que la dureté du gardien fit place à une sorte de sérénité apaisante. Yussuf  tendit « le miel de la terre, hors de sa cuirasse d’épine »  comme  l’appelait le gardien entre ses dents tout en jetant une piécette dans l’écuelle et rabrouant le jeune  homme – Yussuf sourit fièrement et répondit avec une agressivité peu commune quelques mots en patois – Il voulait un kalam – le gardien le lui refusa – le vendeur de fruit eut alors une réaction étonnante – il posa le plateau au sol, frappa entre ses mains et se mit à chanter  un chant de révolte –  Les scribes s’arrêtèrent médusés – le vendeur criait : « je ne me tairais que lorsque tu me donneras un kalam, même usé ! » et il reprit son  chant accompagné d’une danse  guerrière, d’une voix éraillée d’oiseau frileux dont les intonations étaient chargées d’émotion, il récitait les paroles d’une sourat inconnue -  on pouvait affirmer qu’il chantait bien –
Le scribe à la rose lui lança un de ses kalams malgré les hurlements de colère du gardien –
Le jeune homme admirait le fin objet taché d’encre – un scribe glissa dans la poche du jeune homme, un petit pain d’encre noire – les yeux émerveillés éclairaient son visage – la colère avait disparue, la fatigue aussi – il tendit quelques fruits emmaillotés dans un bout de tissus sale à l’un des scribes et disparut remportant son plateau avec lui. 
Puis la journée d’écriture reprit – jusqu’au soir -  En fin de journée , avant  l’appel du muezim, Caleb quitta la salle des scribes -  Il reçut les quelques pièces pour son  travail – Le gardien lui répondit séchement : « demain quatre heure, après la prière, tu reprends ta place.  Et ne soit pas en retard . »Les scribes se levaient étirant leurs membres endoloris  et se dirigeaient vers le cœur de la mosquée  -  Les trompettes et les tambours accompagnaient la voix de l’aveugle, au haut du minaret. Le muezzin avait allumé pour la nuit, une lanterne qui vacillait au bout d’une branche souple d’amandier – Les femmes qui n’étaient pas couvertes, redressaient la taille dans la rue et vite, masquaient le corbeau de la chevelure en s’approchant de la mosquée  -

L ECLIPSE

Laissant l’Islam à ses prières,
Caleb fit mine de traîner en arrière  et chercha une pièce où réciter Minha -   Il se glissa entre les piliers de marbre et s’approcha d’une petite pièce qui donnait sur la cours centrale – la pièce était « la pièce aux papyrus » - Dans des coffres de bois, ouverts sur la face, sur des étagères sombres, des papyrus étaient classés -  Chaque volume avait un résumé en latin et en syriaque -  C’était des dictionnaires de villes – Caleb en ouvrit un, il y avait une louange à une ville, puis la liste des docteurs en sciences sacrées vivant dans cette ville – Caleb déchiffra le nom de la ville ‘Ispahan’  - les grandes familles vivant dans la ville, leurs noms, leurs fonctions, le nombre d’esclaves étaient notés  - Caleb reposa le cahier, en pris un autre… Plus fin, même chose, titre de noblesses, noms des savants, manuscrits reçus…la ville était Cordoba   -  Caleb ne la connaissait pas, il se retourna vers la fenêtre – les voix mélées des imams lui parvenaient. La nuit allait venir – il  souffla les paroles de Jérémie : « malheur à nous, car le jour baisse et  voici venir les ombres du soir » et ne se concentra plus que sur la prière - Caleb commença par réciter les paroles du Roi David  : «  Heureux ceux qui demeurent en ta maison,  heureux le peuple dont Tu es le Dieu… »  Puis il commença le psaume du Roi David contre la peur :  «  je veux te grandir, O Dieu, je veux  bénir ton nom  éternellement… » qui s’achevait par : « Proche de qui l’appelle - il accomplit le désir de celui qui est fidèle – il entend et secourt  - il protège ceux qui l’aiment… » Puis debout, il se penche pour réciter la Hamidah  - Caleb récitait en hébreu. Même quand il écrivait l’arabe, il le faisait, dans ses notes, avec des lettres hébraîques –  Soudain derrière lui, une voix demanda:

« Que fais tu là ?Tu es juif ? » 

 - « oui » répondit Caleb  en sursautant. 

L’homme devait avoir environ 22 ans, il avait la peau et les yeux clairs, il était vêtu simplement mais la couleur de son vêtement était rare et délicate, la coupe était sobre, mais le tissus d’une beauté exceptionnelle – une sorte de lin épais, aux fibres tressées et trempées après tressage dans un pigment de terre verte foncée par un indigo indien. Le sombre du vêtement contrastait avec la clarté de la peau et l’ombre légèrement châtain de sa barbe. L’homme avait la tête couverte, mais il semblait avoir les cheveux longs et fins, car une mèche s’échappait du turban. Sa fine barbe était taillée par la main d’un maître. Elle redessinait le menton qu’elle accompagnait avec élégance. Une chaîne d’argent délicatement torsadée glissait autour de son cou.

« et toi ?  » – demanda Caleb.

 - Je suis Itshak ibn Huhnaiyn, le fils de Hunain ibn Itshak, celui qui a été envoyé par les frères Chahir, jusqu’à Byzance.

-         Le Huhnaiyn qui a ramené les manuscrits grecs ? celui qui a traduit Aristote ?

-     oui, mais toi, si tu es juif  pourquoi ne pas aller prier à la synagogue, elle n’est pas loin et tu y retrouveras  dix hommes –

-         Tu es scribe ici ?

-         Oui, répondit le jeune homme – je traduis en arabe et en syriaque la cantique de Moise – puis je dois recopier et traduire le talmud pour Cordoba –

- Toi ? le Talmud ?
- Je parle et lis l’hébreu…Comme toi, le latin, n’est ce pas ?

Ils se souriaient.
L’homme le jugea amicalement, il conclut :

-      Je n’étais pas à la maison de sagesse, aujourd’hui -  je cherchais des fruits –

-         de nouveaux mots ?

-         Un collier de perles : j’ai besoin d’un lexique  – peut être peux tu m’aider –

-         Je ne resterai pas longtemps à Bagdad, j’y suis juste venu à la recherche de…


-         J’ai, je dois avouer, des difficultés pour le talmud…. Oui, tu pourrais m’aider

Le jeune homme se dirigea vers l’un des coffres au côté ouvert – il chercha un instant puis lentement, avec précaution, en sortit un grand manuscrit –

- « voilà »

- Qu’est- ce ?

- La vérité :

-  C’est à dire ?

-     -  Celle des étoiles.

- Le jeune homme se pencha sur une des pages ouvertes et lut :

- « …la terre est une sphère moitié sèche moitié humide – moitié terre moitié eau  une sphère enclose dans une sphère : une seconde sphère faite d’air l’encercle –encerclée par une troisième sphère : de feu -  qui tourne et encercle toutes sphères.
les quatre prennent source en un  seul lieu:
la terre, l’eau, le vent, le feu n’ont qu’une même origine… Une seule source…»

Caleb en fut abasourdi :

- Quoi !!! la terre, une sphère? – bien sûr ! Mais les quatre éléments auraient une même origine ?

Le jeune homme sourit, La prière de l’islam finissait – le jeune juif et le chrétien, allumèrent une mèche, l’éloignèrent des coffres en bois et se concentrèrent sur le manuscrit enluminé - 

« L’éclipse »

était le titre du chapitre  écrit en  syriaque :

« 
le temps se compte
Par la lune
Le mois  fait décompte des heures

29    fois 24


 courbe
d’un arc
où s’emplit puis décroît
 la lune
 d’un lieu elle revient en son lieu

Les saisons et les jours les heures et les signes les soirs et les années
C’est la lune
le globe de la terre encerclé par les vents
encerclé par le feu encerclé par le firmament
et la lune

elle n’a ni feu
son or est reflet du soleil qu’elle renvoie
ni eau
son eau est à la terre, qu’elle attire
ni vie
sa vie est le temps
ni air
son air est le frottement du mouvement de sa sphère


la nuit du 14 ème soir
deux luminaires s’affrontent sur la ligne du dragon
le soleil et la lune
face à face
dès lors
éclipsée est la lune
effacée est sa force
brisé, son rayon

elle n’offre plus
ni lumière ni temps
la lune
est
éclipsée

puis
elle renaît de sa chute
ressurgie de son effacement
mais
la lune devient nuage noir pour le soleil
elle
l’éclipse

la lumière du soleil, elle l’a absorbée

Le
Maître
 est
Maître

Il
veille
Quel monarque se prend pour le soleil ?
Qu’il sache
il sera foudroyé
Humilié
Soleil
Eclipsé


L’éclipse
est
la loi

seul
le maître
ordonne
Lumière
Eclipse


Les deux hommes restèrent en silence. Caleb réfléchissait, ébloui par l’idée -  Itshak Ibn Hanuyin semblait fier de sa traduction. Il se mordait la lèvre ému par l’émotion de l’autre.
D’une voix rauque Caleb souffla :
-         très belle traduction… Puis-je voir l’original ?
-         Bien sûr.

Le jeune chrétien fouilla dans le coffre et en sortit un vieux manuscrit roulé. C’était une peau, tannée, jaunie, une fine écriture ambrée traçait les lettres en hébreu ancien. Il n’y avait ni ornement, ni couleurs – simplement quelques dessins des sphères – mars, Jupiter, la lune, la terre… Une carte du ciel était tracée dans une encre presque décolorée par le temps. L’odeur de la peau tannée, elle-même avait passée.

-         « En général, le support est végétal. Du papyrus. Mais ce document semblait  avoir voyagé, de Jérusalem à Rome,  à Byzance…il est de main juive. »

Reprit le jeune chrétien.

-         d’où vient il ?

-         de Byzance. C’est un document qui a été repris à l’armée romaine. Il serait venu de Gamla, au dessus de Tibériade, regarde, ici, il y a une signature, dans le coin, elle est presque illisible mais on peut voir :

«  Moi, Ezekyel, Iven Yremiahou, Levi de Gamla, prisonnier de Titus, j’ai en charge de recopier le manuscrit confié à Nahshon fils d’Elisheva née à Gamla,  petite fille du Cohen Yohakim général de l’armée d’Agrippa, né lui-même à Gamla, la ville des jardins sur les hauteurs du Kinnereth, située dans la partie inférieure de la Golanit…Cette copie  faite en souvenir de la chute de la province survenue  la journée funeste  de shemini atseret où 5000 des miens périrent, je confie ce parchemin en héritage à Yoshua ben Elihaou capitaine d’Agrippa. »

Le jeune juif, sous le choc, s’appuya effondré, contre le coffre de bois.

-         Que s’est il passé, à Gamla ?
-         L’armée romaine.
-         Elle a anéanti la ville ?
-         Tu connais Gamla. ?
-         Comme une légende…
-         Que veux tu dire ?
-         Les anciens de Pumbedita, parlaient d’une ville, sur les hauteurs d’un lac, une ville de jardins et de fleurs, qui fournissait au temple l’huile la plus sacrée… Mais je la connaissais, comme un souvenir d’ancien, quelque chose qui n’avait probablement pas existé.
-        
-         Ecoute, non seulement elle a existée, mais des hommes y sont morts, après avoir combattu, d’autres en ont été déportés…
-        
-         Comment as tu eu ce manuscrit.
-        
-         Il faisait partie des manuscrits romains rentrés de Calédonie. Il a été retrouvé à Byzance.
-        
-         C’est à dire.
-        
-         Après la chute de Jérusalem, les meilleurs soldats juifs ont été déportés par l’armée romaine, pour combattre au nom de Rome, le plus loin possible de leurs patrie d’origine -  et un groupe de lévites se sont retrouvés en Gaule –  Certains se sont arrêtés sur les cotes, d’autres ont franchis avec l’armée de Rome la mer du Nord et ont marchés jusqu’en Calédonie. Là, face à la mer de glace, ils ont vécus, dans une des îles, ils ont bâti une synagogue et ont recommencé à vivre…avec Rome et loin de Rome avec le Temple et loin du Temple. Ils ont réinventé une loi,  se sont inscrit dans le groupe des hommes du nord, ils ont oublié moise, ont retrouvé un génie, une nouvelle terre. Ils ont perdu le bouclier de David, mais ils ont gardé le lion.

-         Mais toi, comment as tu appris cela ?

Oh, moi…

Itsak, le fils de Hunain, regardait ses mains, il avait le dos appuyé au coffre de bois. Il soupirait. Il semblait qu’il allait pleurer. Au loin il y avait le croassement d’une grenouille. La surprise d’entendre ce son, fit rire les deux hommes.

‘ Elle vient de  la vasque ? »

La fontaine bruissait légèrement. Un groupe d’hommes sortaient de la prière. Ils se dirigeaient vers la ville. Caleb sentait la fatigue. Il ne voulait pas perdre cette nouvelle amitié, mais il ne savait pas s’il pouvait demandé au jeune homme…

« Connais tu un scribe du nom de Yoshua ? »

Le jeune homme sourit. « Il n’y a jamais eu de scribe de ce nom, ici… Non je ne crois pas… »

Caleb fronça les sourcils.
il se sentit las, faible, épuisé, affamé désemparé. Il pensait qu’au moins un homme aussi instruit que celui-ci, aurait pu parler, ou remarquer son frère.
Il reprit : « un  homme d’environ 25 ans, il écrit et parle, hébreu, araméen, syriaque, grec et lit le latin.
Il connaît le talmud par cœur…Il a lu le coran, et l’a étudié. Il… »
 Le jeune homme l’interrompt : «  le favori de l’imam était comme ça, un jeune homme avec une écriture merveilleuse…al Abhati…mais il a disparu, je crois que certains de ses manuscrits sont ici. »

Le jeune homme se pencha sur le coffre. Et chercha. Il prit un rouleau ocre. Le déroula. Il lut :

« Comme l’oiseau s’envole
Comme la mère reste
Comme la vie s’efface
Comme l’eau coule sur la pierre
Je n’ai plus d’espoir »

Comme le soleil sur le désert
Comme les eaux vertes de l’euphrate
Comme le murmure des joncs
Comme le grillon, la nuit
Je n’ai plus d’espoir

Comme la source vive
Comme l’éclair de l’étoile
Comme le bruit du pas
Sur le sable et les galets
Je n’ai plus l’espoir

De revoir
L’instant
Le jour se lever
Le baiser de l’amie
Le souffle du frère
Le rêve de ma vie…
Je m’en vais
Pour l’éternité »

Caleb se taisait. Il cherchait à savoir si son frère avait voulu dire adieu, dire qu’il allait… disparaître, partir, mourir ? où allait il ?
L’envie de ne pas le laisser mourir, de le retrouver de le réveiller. Il avait eu ce rêve – il se souvenait – ce rêve sur les remparts de la ville – il y avait cette lumière nocturne et ils l’ont poussé à mourir.  Caleb ne ressentait plus la nuit. Plus rien. Il se sentait inutile et mort. Comme si on avait coupé en lui la volonté de vivre et de survivre, non pas d’envie de se suicider, mais cette lassitude vide. Ils avaient aspiré son désir d’être pour ne faire de lui qu’un végétal. La lettre avait comme un poison fort en lui, avait ôté la possibilité de survivre. Caleb était vivant et mort – par la lecture de ces mots. Il était parti chercher son frère et il ne ressentait plus la possibilité de vivre.

Le jeune homme enroula le rouleau et le replaça dans le coffre de bois. Il rabattit le couvercle sur les précieux documents.  Caleb réflechissait encore un instant aux mots cachés dans cette pièce.

« Il est temps de sortir »

Les deux jeunes hommes se dirigeaient vers la cours centrale de la mosquée ;  la prière était finie depuis longtemps et on entendait le bruit de la ville comme une éponge d’eau, aspiré par les murs.  Les deux hommes quittaient la place en longeant le minaret. Caleb levait machinalement les yeux, au haut de la tour, un drapeau de tissus clair flottait entre des loupiotes vertes. On entendait le chant d’un coq, l’appeleur était oiseleur, il élevait des tourterelles et elles envoyaient des messages à travers toute la ville. Derrière le minaret, l’appeleur entouré de colombes blanches et crèmes amusaient des jeunes hommes en donnant les miettes de pain aux oiseaux. Certains avaient des messages particuliers à faire parvenir, et ils tendaient un petit mot enroulé d’une tige souple. L’oiseleur choisissait la palombe et glissait entre ses pattes le message. Puis levant les deux mains  vers le ciel, il laissait partir les verbes au destinataire. Le jeune homme glissait dans une boite de bois les pièces destinées à payer le voyage du billet. Et l’appeleur repartait sans un mot, sans un geste s’occuper d’un autre message.
De messages en messages, les oiseaux s’envolaient.  Les jeunes hommes faisaient de cet instant favori, cette instant de la lettre, leur rendez vous secret. Ils venaient aux palombes, comme des hommes venaient aux regards des femmes. Mais les citoyens du ciel, ne se souvenaient guerre des missives. Dans l’angle des pierres était assis, Jubah, le vieillard aux babouches blanches qui récitait la prière non pas 5 fois par jour, mais 72 fois. Il était connu de toute la ville, il vivait et dormait à la mosquée, près de lui était assis celui qu’on appelait : « l’hirondelle » parce qu’il tournait dans la cours, comme l’oiseau dans le ciel en émettant un sifflement aigu et régulier. L’hirondelle ne mangeait que la nuit, il vivait un long ramadan depuis la mort de sa femme et de son fils, noyés dans le tigre, il y a 15 ans. Il n’avait ni bu ni mangé aux heures de soleil, et il vivait sous le minaret.   Caleb ralentit le pas, le soleil était couché depuis plus d’une heure déjà et  il regardait « l’hirondelle » savourer la fin d’un plat de haricots bouillis dans une purée d’ail et de tomates parfumées au basilic. Il s’approcha de l’homme, qui lui tendit d’un geste amical son bol, à partager. Caleb refusa d’un geste agréable de la main et salua le vieil homme.

‘ vieillard, cela fait il longtemps que tu vis ici ? »
‘ 10 ans. »
«  Tu connais tout le monde ? »
« Tous ceux qui viennent, tous ceux qui prient et même ceux qui ne prient jamais. Je connais les morts et les vivants et je connais leurs rêves… Tiens je peux te dire que tu es seul et que tu as un rêve. »
«  Lequel ? » demanda Caleb surpris.
‘ tu cherches quelqu’un qui a disparu, c’est pour cela que tu es venu me demander si je connaissais tout le monde… Et tu n’es pas d’ici, et tu n’es pas musulman. »
Caleb sourit.
Le jeune homme s’assis près de l’hirondelle, en repliant un pan du tissus de son manteau de lin.

‘ tu viens du nord.’ Repris l’hirondelle ;
- ‘ de Pumbedita. Acquiessa Caleb.
De la ville des juifs ?
-         De la ville des juifs  - répondit le jeune homme.
-         Tu cherches un juif ?
-         Mon frère.
-         Que ferait donc le frère d’un juif dans une mosquée ?
-         Il est scribe.
-         Je vois ;  et tu ne l’as pas retrouvé ?
Caleb sourit. Haussa les épaules et ne dit rien. L’hirondelle finissait de saucer son plat en silence. Il leva un œil d’épervier sur le juif, mais ne se souciait plus guerre de lui. Les palombes faisaient leur musique d’ailes dans l’air du soir. Elles rentraient au bercail, il était trop tard pour toute missive. Caleb se redressa.

-         comment t’appelles tu ?
-         Caleb, fils de…
-         Et ton frère ? demanda l’hirondelle en reposant son bol sur le muret.
-         Yoshua
-         Aucun Yoshua n’est venu ici… répondit, perplexe, l’hirondelle. «  tu n’auras aucune chance de trouver un juif dans les parages, ils n’entrent pas à la bibliothèque facilement, et les scribes et traducteurs sont de la ville, certains viennent de l’inde et deux de byzance. Mais c’est une merveille rare. Yoshua, non, personne de ce nom là…Est il converti à l’islam ?

Caleb n’osa rien répondre. Il s’était redressé, il essuyait du plat de la main, les traces ocres laissées par la terre et les pierres du muret, sur le genoux de son habit de lin, et salua amicalement le vieillard. 

-         parle à l’imam, il t’aidera…

Ce fut les dernières paroles de l’hirondelle qui en sauçait d’un morceau de pain, le reste de haricots  baignant dans leur bol de paprika et de tomates.

Caleb fut surpris d’entendre l’appeleur s’en prendre à lui:
« n’écrase pas l’humble fourmi qui porte un grain de blé sur son dos, elle a le mérite de résister à la paresse et à l’épuisement, quand nous, nous  nous oublions dans la tristesse ! »
le jeune homme houspillé fit un pas de côté pour éviter la colonne de fourmi qui se dirigeait vers le bol de l’hirondelle. Et heurta ainsi sans vouloir, un groupe de jeunes hommes assis en cercle autour d’un  poète  qui récitait ses vers :
« A moi, ô mon ami, j’ai perdu mon frère,
mets un charbon brûlant sur  mon cœur,
que je ne ressentes pas le feu de la douleur »

Un des jeunes hommes se leva et renchérit : « trouves donc qui est la source sombre de la parole ? qui sans langue répond d’un langage  crissant sur une plage blanche ?  qui transmet un verbe que les mains touchent et que les yeux lisent ? »
-         la plume, répondit sans hésiter le jeune homme, entouré des dernières colombes venues rapporter les missives de la nuit.
Caleb s’éloignait du groupe des jeunes gens qui riaient.  Il entendait encore la voix du jeune homme demandait :
« qui pleure sans yeux ni larmes, et dont les larmes sont une bénédiction pour la terre ? »… Le nuage, pensait Caleb, il traversait déjà la voute et se retrouvait dans la  ville, la nuit.




LA SYNAGOGUE DE LA PORTE DE L’ESPOIR

La ville avait la beauté d’une femme endormie que personne ne voit. Les échoppes étaient fermées, mais l’odeur de la vie transgressait le silence. Il y avait cette odeur de fritures et de fruits mélée de musc et de citronniers en fleurs. Il y avait ce parfum de menthe et de roses séchées mélées au bleu transparent des feuilles d’olivier. Il y avait cette odeur d’huile et d’amande, cette odeur de terre et de femme, cette odeur de ville entre les deux fleuves, l’odeur de la palme et des joncs. Caleb marchait à l’odeur. Il parfumait sa vie des odeurs des hommes et il reconnaissait la rue des tanneurs, à celle des bouchers, la rue des oiseleurs, à celle des épiciers à l’odeur forte de paprika et de curcuma. De cumin latin.  Il devait rentrer cette nuit, deux jours avant shabbat, chez le fils de l’oncle de la sœur de la femme de l’ancien rabin de Pumbedita. Il habitait une petite maison au bord de l’euphrate. Caleb ne le connaissait pas, il ne connaissait pas Caleb, mais il avait eu le message de l’arrivée d’un des meilleurs élèves de Pumbedita.

Le quartier juif n’était aucune différent des autres quartiers de la ville. Il y avait plusieurs petites synagogues fermées à cette heure de la nuit, mais que l’on reconnaissait aux chandeliers gravés dans la chaux blanche. Après avoir suivi la rue Eliahouhanavi, Caleb pris le petit sentier « de la chamelle » pour rejoindre les rives de l’euphrate. Une voix d’homme chantait seule dans la nuit. Le clapotis du long fleuve au corps des barques de bois et le son du vent du soir et les cris marmites des vieilles femmes, accompagnaient la voix humaine :

«  Dieu de mon père, Dieu de mes ancêtres, je ne suis qu’un brin d’herbe au vent, frais le matin, sec le soir, le vent m’emporte et je repars, dieu de mon père, dieu de mes ancêtres, à quoi bon ma plainte, ce soir, je pleure de ne pouvoir te satisfaire, et toi, pourquoi me juger, que crains tu donc, d’un grain de blé, foulé au pied… »

Caleb se guidait au son de la mélopée, la voix splendide, douce, grave,  avait  une grâce sensible.  Il arriva à une petite synagogue de terre. Les murs rouges, étaient par endroit recouverts des palmes sèches des tamaris du bord du fleuve. Le toit était en charpente de bois mêlées de terre et de palmier. La porte et les fenêtres étaient faites d’un fin tissage végétal qui donnait un parfum délicat à l’architecture.  Deux cédrats encadraient la porte. Un oranger en fleur était au centre de la cour. Le sol du parvis blanc était passé à la chaux et un fin liseré bleu turquoise prouvait que le domaine de la prière appartenait aux cohanim.  Calev s’approcha de la porte. Une lumière filtrait de l’intérieur entre les interstices des tissages de palmes entrecroisées de feuilles de citronnelles et badigeonné de brou de miel. Un produit parfumé, ambré sombre, de propolis et d’essence d’oranger  envoûtait les murs de terre et de palme de la synagogue.

Caleb poussa la porte. L’intérieur des murs étaient jusqu’à la taille d’un homme badigeonnés à la chaux blanche avec autour des fenêtres et des portes, le liseré bleu des Cohanim.  Un chandelier formé de trois cercles de six globes chacun, dix huit verres aux différentes couleurs, en forme de fleurs de lys, offrait par les bougies de cire jaune, une lumière chaude et parfumée. Devant le rideau blanc brodé d’une couronne d’argent, qui caché les sefer torah, un jeune homme chantait accompagné par l’instrument à corde d’un ami.   Caleb s’assit sur l’un des bancs de bois bleu. Il écoutait le chanteur :

« sur cette terre, que vaut donc ma vie, je suis las de ne pas te voir, dieu de mes pères, entend ma plainte, moi, le fils de ta servante, ne t’ai je pas toujours servi, quand donc ai-je démérité ? quand donc ai-je trahi tes espoirs ? prend donc ma vie si je t’ai déçu, mais ne me laisse pas dans l’incertitude de l’exil… »

Caleb épuisé se sentait bercé par la voix qui murmurait en hébreu les dernières paroles de la nuit.
Le joueur de corde leva la tête. C’était un homme d’environ trente ans, fort, en bonne santé, il avait une arme posée sur le banc, près de lui. Il avait dans les yeux une dureté et une fierté puissante. Le chanteur était plus fin, mais d’environ le même âge. Il avait une voix d’une grande douceur qui contrastait avec la carrure physique et la puissance guerrière de son corps. Ils étaient soldats.

-         Shalom, qui es tu ?
-         Shalom, répondit Caleb, comment se nomme cette synagogue ?
-         Elle est toujours ouverte, nuits et jours, la porte est en osier…
-         A-t-elle un nom ?
-         Pour nous, c’est « porte de l’espoir » , puisque jamais elle ne ferme et tu y trouveras l’accueil espéré, mais les autres la nomme :  «  la tente d’abraham » -
-         Vous êtes d’ici.
-         Nous sommes nés, ici, je suis Jonathan ben Shaul et voici mon frère d’arme Uri Ben Akhinor.
-         Vous faites parti des gardiens ?
-         Nous sommes de l’armée de la ville.  Je suis lieutenant et mon frère sert sous mes ordres.  Et toi…
-         Je suis Caleb fils d’ Avinoam de Pumbedita et je suis venu rechercher mon frère.
-         Faisait il parti des soldats ?
-         Je ne l’ai plus revu depuis  trois pessah
-         Sans nouvelle si longtemps.
-         Il a envoyé un message que nous avons reçu il y a deux soukkot – il disait qu’il était traducteur…
-         A la grande bibliothèque ?
-         Oui.
-         Alors il n’était certainement pas avec les soldats. Quel est son nom ?
-         Yoshua fils d’avinoam de pumbedita.
  
Le musicien posa son luth.

-         « tu joues bien. » dit Caleb.
-         Le roi David composait de la musique et avait le courage de battre ses ennemis, si tu n’es qu’un guerrier, tu deviens moins qu’un homme, si tu n’es qu’un musicien, tu deviens plus qu’un homme, faire l’un et l’autre fait de toi, un homme ; Et je ne demande ni d’être une bête défendant son terrain, ni d’être un ange, rivalisant avec le ciel. Je suis désolé, je ne sais rien sur ton  frère. Mais as tu faim ? as tu soif ?

Jonathan poussa une petite porte à l’arrière de la salle de la synagogue, et dans la cour arrière, il entra dans une cabane de joncs. Caleb le suivait. Dans la cabane à la forte odeur de fruits, une lourde cruche de terre était posée sur un marbre carré. Dans une coupelle de terre crue, Jonathan servit à Caleb de l’eau, qu’il parfuma de lait d’amande.  Après avoir fait la bénédiction,  le jeune homme but le breuvage.
Jonathan se taisait, Uri apporta un plat de semoule cuite dans du lait et appela les deux hommes. Ils s’installèrent sur le banc sous le palmier de la cour arrière.

-         comment est Joshua ?
-         instruit.
-         J’imagine.
-         Soldat aussi, je crois, il dresse parfaitement les chevaux.
-         Les chevaux.
-         Oui, et il  peut lire sans difficulté les empreintes sur la route.
-         Je vois.
-         Il faisait parti des gardiens de troupeaux de pumbedita quand il était petit. Puis quand les hommes sont venus construire la nouvelle ville vers le sud, ils l’ont pris pour comptable. Et alors il a appris toutes les langues – Il était rosh yeshiva après sa bar mitsva ;
-         Quelle était la parasha ?
-         Mikets.
-         Mikets ?
-         Oui, il avait fait un discours que tous les rabbins avaient trouvé magnifique. Il avait fait parti des cueilleurs d’olives sur les hauts plateaux, un peu avant sa bar mitsva, il nous avait quitté plusieurs mois et il avait appris cette parasha, disait il autant avec les rabbins qui l’instruisaient qu’avec un vieux qui tenait les sacs sous les oliviers. Le vieux connaissait l’histoire comme personne.
-         Qui était le vieux ?
-         Un voyageur, venu de Golanit. Un vieux qui habitait à Tiberias et qui avait traversé le grand fleuve afin d’amener les rouleaux de Jérusalem.  Il  avait apportés les lettres, les commentaires et les questions.
-         Te souviens tu de son nom ?
-         Je me souviens de ses yeux et de sa voix. On l’appelait « le vieux »   entre nous.
-         De Tiberias il y a peu d’hommes qui sont venus jusqu’ici. Le plus vieux est mort l’année dernière, en laissant des livres à la synagogue. Et une pièce d’argent, qui n’a pas cours ici. Une pièce qu’on voulait faire fondre pour récupérer un peu de quoi payer l’enterrement du vieux, mais le marchand de bijoux a refusé parce que le nom de « Jérusalem » y était inscrit autour d’une coupe. Le marchand l’a gardé et a payé l’enterrement. Il a conservé les quelques biens du vieux.
-         Comment se nomme le marchand.
-          Mordehai fils de Mordehai.
-         Pourrai-je le trouver.
-         Demain, si tu veux, il travaille dans la partie juive des bijoutiers, il a une petite échoppe « chez Moredehai et fils » - tu l’y trouveras facilement. Il ne prie pas souvent, mais c’est un homme bon.
-         Tu peux dormir ici, si tu le souhaites, cette nuit avant l’aube, tu entendras les pécheurs partir sur les barques, ils te réveilleront  mais tu pourras passer tranquille le chemin.

Uri renchérit :

Si tu préfères, va chez ma mère, elle habite trois rues plus bas.
-         et vous ?
-         nous montons la garde à partir du milieu de la nuit, nous devons aller surveiller le passage central.  Si tu veux te baigner, il y a  tendu entre les 4  barques bleues un filet de pecheur qui permet aux hommes de plonger dans les eaux vives, sans crainte d’un danger.
-          Je viendrai vous rejoindre.
-         Repose toi, on viendra te chercher.

-         Les deux hommes partirent à leur tour de garde.
Caleb descendit jusqu’au bord de l’Euphrate, il se déshabilla et plongea dans l’eau, jusqu’à la taille, marcha entre les roseaux et glissa ses mains entre les branches, il libéra un poisson prit dans les filets, plongea la tête sous l’eau fraiche, se lava de son épuisement.
 Il se rhabilla, posa sa tête sur le sol tendre, de terre et d’argile et ferma les yeux.

Il entendait derrière lui, la ville, s’endormir         … Un cri de bétail, ici, un pleur d’enfant, là, plus loin, un grillon et le croassement de l’eau, un plongeon d’oiseau à la surface du fleuve et plus rien.

Le ciel avait sa couleur nuit parsemé de roses jaunes. Un mouvement des étoiles prenait l’ombre de la nuit.  Il se leva. Se dirigea vers la cour intérieure, sous le tamaris, y trouva, une natte de roseau posée sur le banc ainsi qu’une couverture de laine, s’enroula sous l’arbre et s’endormit.





IOM SHISHI   L HOMME ASSIS

La nuit, à trois heures, il entendit les marins se diriger vers les barques.
Il se leva. Ni Uri, ni Jonathan n’étaient venu le chercher. Il décida de retourner à la bibliothèque, tôt dans l’espoir d’entendre parler de son frère.
Le quartier juif s’éveillait. Déjà dans la salle de prière, on entendait le shéma israél.
Jonathan rejoignit le groupe d’hommes pour shaarit. L’aube, il se fit la promesse, dans la journée, de  retrouver les traces du vieux et de sa pièce d’argent, de retrouver le chrétien de la bibliothèque et…
Soudain, au moment de la prière, il eut un malaise, il voyait une montagne à l’ouest de Jérusalem, sur cette montagne, un sentier, il se voyait sur le sentier.
Il entendait le bruit de ses pas, il gravissait le sentier de graviers et de cailloux blancs, et il y avait une place large, vide, au sol gris, entre les arbres. Sous un auvent, une pierre noire, large, une dalle, un nom était gravé, et il ne pouvait pas le lire, il fit le tour de la dalle noire, et parti à l’est, là, caché par un massif de fleurs jaunes, il se trouva devant une autre dalle noire. Plus petite et plus élogieuse. Entre les arbres, on voyait le ciel, et au dessus du ciel, il y avait un nom, dans ce nom, il y avait à la cinquième lettre, un Yod, minuscule gravé dans la pierre noire, et dans ce yod, il y plaça une fleur jaune et une pierre blanche. Il s’assit sur un banc à l’ombre de l’olivier et il entendit un sifflement, quelque chose comme l’appel de l’hirondelle, il se leva et marcha le long d’un sentier entre les pins et les résineux qui donnaient cette lumière ocre entre les verts et là, un homme assis, l’attendait. Un homme tranquille, un homme qui ne le regardait même pas, juste assis, en silence. Entre les rosiers jaunes, le parfum des épicéas et le silence du jour ; l’homme avait les yeux tristes, il était attendu par un groupe d’amis, il les regardait avec regret sans un mot, les amis parlaient de lui, lui si brave, si juste, si courageux et si droit, il était l’espoir abattu. Et l’homme assis ne disait toujours rien. Alors une femme s’est mise a chanter « elie, elie » et l’homme s’est levé vers les branches des épicéas. Mais sans bouger, calmement, il s’est élevé en restant immobile et silencieux. Puis « l’espoir » a été chanté. Et l’homme s’en est allé en pleurant, restant immobile, figé sous les arbres.
Alors Caleb s’est senti redescendre sous les arbres, par un chemin de traverse et trouva, entre les orangers et les branches de thyms, un champ étagé d’hommes couchés entre les liens de pierres. Des hommes de feuilles et d’arbres, des hommes de parfums et de fruits couchés par des guerres. Ils avaient 19, 20 ans et ils avaient un noms gravés avec une date  - et c’est dans ces hommes que Caleb s’est transformé d’un cœur de chair en un cœur de thym et de tristesse.  Caleb a longé les hommes de thyms et il y trouva une jeune fille, sous une branche. Il longea sa présence et il se trouva face à une vieille dame qui ne pouvait pas marcher.  Les corbeaux pleuraient dans la plaine, ils faisaient couronne autour de la tête de Caleb, caleb avait fermé dans son poing le nom de l’épée cachée au fond du lac.  Il avait acquis la seconde colline au dessus de la couronne royale et il avançait en cercle autour de la ville.
Il y avait eu avec l’homme immobile, dont le nom enseigne la torah, un ami. Caleb descendit ensuite entre les creux des vallées, là où se trouve enclose une des cinq sources d’eau de la ville.  et là, il y trouva le repos entre les rosiers blancs. Le silence et la paix. Il y goutta une eau de silence, fraîche.  
Caleb fit le voyage   pendant la prière du shmone essre. Sur le chemin des hommes bruts se moquaient de lui.  Caleb, dans sa silhouette délicate de mangeur de fruits secs, ne leur semblait pas assez durci aux travaux de force et eux, mangeurs de viande, se sentaient  en groupe, plus forts que lui. Et les hommes étaient en train de malaxer de leurs pieds de la terre et de l’eau, afin de rendre souple la matière de construction des maisons. Ils bâtissaient une maison de garde, au bord de l’eau. Ils étaient dix huit, comme les bénédictions de la prière, nus jusqu’à la taille,  la tête dans les chiffons et les pieds dans la boue à malaxer l’argile. Ils criaient et se moquaient de Caleb qui remontait sur le chemin en direction du centre de la ville. Un homme l’appela « chien » un autre « l’étranger » un troisième prit une pierre et la lança dans un geste de colère en criant :  « va t’en l’étranger, tu amènes la mort et la maladie » 
-         « je suis de ton peuple »   cria Caleb.
-         « Etranger ! » répondit en chœur les faiseurs de briques.
Et, ils se baissèrent, les pieds encore plein de glaise, à la recherche de pierres à lancer au voyageur.  Une pluie, en arc blanc, s’abattit sur le jeune homme de Pumbedita, qui remontait le chemin de terre. Une pierre plus taillée qu’une autre, fendit la toile à la place de la manche. Une autre laissa une auréole de terre sur le dos de son habit.

 « Si chaque homme joue un rôle dans cet univers, alors moi, mon propre peuple tente de me ridiculiser dans mon rôle. Ils se jugent au-dessus de moi et tentent de me lapider en calomniant de pierres mes habits, parviennent à m’abîmer en éloignant le courage de ma vie. Les hommes sont les ennemis les plus acharnés de l’homme, quand ils font de l’un d’entre eux, l’ennemi et brisent ce qu’il y a de plus beau dans son cœur. »

Caleb savait que l’homme qui se déplace est l’étranger d’un autre.  L’arbre de la forêt est immobile. Mais l’homme en mouvement est l’étranger. Et l’homme sans toit  est l’ombre de l’étranger, il est l’oiseau des hommes, l’abeille du tigre.

Caleb longea les rives de l’Euphrate et remonta par le chemin de traverse.
 Un peu plus loin, lançant l’argile sur les fissures des murs des maisons usées du bord de l’eau, des hommes réparaient les constructions fragiles. Ils sifflotaient, sans un seul geste d’animosité contre Caleb.
Le jour teintait de rose le blanc des draps de chaux.  Caleb sentait le parfum d’un citronnier et repartit vers la ville éveillée.




 LE BIJOUTIER

Il traversa le souk tôt et fut surpris d’y voir déjà des groupes d’hommes chargés de sacs  dès l’aube, dans le labeur des étales.  Il tourna sur la droite et se retrouva dans la rue des bijoutiers juifs. Il chercha parmi les devantures encore fermées, si l’une était au nom de Mordejhai. Une jeune fille de 12 ans courrait en portant sur ses épaules une cruche vide. Elle se rendait au rendez vous des femmes, à la tache de l’eau. Il lui demanda en arabe si elle savait où se trouvait l’échoppe du juif mordejhai, la jeune fille éclata de rire, laissant échapper d’entre ses dents le foulard brique qui lui couvrait la tête, troublée, elle rougit et partit en détalant. Il se demanda s’il ne devait pas la suivre – il renonça et continua a remonter la ruelle.  Il se trouva devant un groupe de soldats qui redescendait de la garde. Les soldats l’abordèrent sans ménagement. «  Qui était–il , s’était–il signalé à la garde, qui  l’avait fait rentrer dans la ville ? » les soldats lui demandèrent ce qu’il avait à faire dans ce quartier. Caleb leur répondit qu’il cherchait un bijoutier du nom de Mordejhai. Les soldats partirent d’un grand éclat de rire, se tapant les uns les autres sur l’épaule et le laissèrent passer avec de forts sobriquets.
 Les boulangers avaient déjà ouvert leurs échoppes et l’odeur des fours parvenait jusqu’à Caleb.  Un groupe d’ouvriers descendait la ruelle. Certains avaient un pot de terre en main, plein d’un ragoût de fèves et de lentilles, parfumés à l’ail, qu’ils allaient déposer dans les cendres des fours des boulangers, afin d’avoir au soir, un repas mijoté.  Caleb à la recherche de l‘échoppe de Mordejhai aborda le groupe d’ouvriers. Les hommes le regardèrent avec méfiance,  un d’entre eux, le plus jeune lui demanda : « tu sais ce qu’il lui est arrivé ? d’où viens tu ? »
-         Non je suis du nord. Je ne le connais pas.
-         Ses deux fils vont ouvrir l’échoppe, dans la ruelle « des fils du lys de sharon », juste un peu avant la fontaine.
-         Que lui est il arrivé ?
-         tu n’est pas au courant ?
-         non
-    va voir ses fils, ils ouvrent l’échoppe tôt ce matin. Ils reçoivent les bijoutiers du nord avant shabbat –


Caleb descendit la route – déjà quelques échoppes s’ouvraient autour de lui – il en avait un sentiment d’aise – il voulait rentrer à la bibliothèque avant la fin de la  matinée -  Il arriva à l’échoppe fermée, le bois vert était orné de lettres jaunes et noires au nom de mordejhai.  Deux jeunes hommes, d’environ vingt et vingt cinq ans, chargés de pains et de sacs d’osier pleins de fruits arrivèrent.

-         êtes vous les fils de Mordejhai ?
-         qui es tu ?
-         Caleb, de la yeshiva de Pumbedita.
-         Tu es le fils du rabin ?
-         Je suis le frère de Yoshua –
-         OH ?

Caleb fut surpris – il semblait que les deux garçons connaissaient Yoshua.
Ils ôtèrent la barre de bois qui tenait fermé la devanture et ouvrirent l’échoppe –
A l’intérieur, un parfum d’ambre  - les bijoux étaient fermés dans des coffres de bois des coffres de résines et des coffres d’ivoire -  sur un  tissus rouge était posé deux bagues finement ouvragées et un bracelet d’ambre jaune orné d’étoiles d’argent. Des boucles d’oreilles en demi-lune, finement agencées étaient ornées de perles jaunes et roses – il y avait des émaux ouvragés sur une table de travail en bois brut.
Un des frères sortit de dessous le comptoir un plateau de cuivre et trois verres – il  quitta l’échoppe –
 -     Vous connaissez mon frère ?
-     Yoshua ?
-         Oui
-         Il était le favori de l’imam. Jusqu’au jour où celui-ci a découvert qu’il était juif – je me souviens le jour où il est arrivé ici.  

Caleb reprit espoir – le jeune homme rangeait les bijoux en ligne jusqu’au devant de la devanture –

-         Il est arrivé il y a deux ans, un jour de shabbat, à la synagogue  des « fils de Yehuda », qui a été crée il y a plus d’une génération par des anciens de Hévron. Il a été reçu comme un prince, je me souviens de ses commentaires – Il n’était pas rare qu’un étranger vienne ici, le shabbat donner un cours avant de repartir suivre le chemin – lui, il a fait un sermon si puissant, que les anciens se sont levés –  un des anciens  a dit, je me souviens : «  yoshua est l’élève de Moshé , il n’y a pas d’autre yoshua comme yoshua »  le sermon était sur la parasha  Mikets – qui traitait de la famine en égypte.  Yoshua avait commenté le lien entre bénédiction et nourriture. Il expliquait :<  Si l’homme bénit sa nourriture avant de manger,, comme le demande la halakha, il obtient aussi d’elle, une bénédiction, comme l’a obtenu Jacob par le plat préparé des mains de sa mère et offert à son père Isaac. La  bénédiction  d’Adam, aurait du venir du fait de ne pas manger d’un des fruits de l’arbre du centre du jardin : Manger lui a amené, malédiction. » il avait continué aussi en disant : « la bénédiction, Esav, l’obtient en chassant le gibier qu’il prépare pour son père  mais Yaacov, l’obtient, par la chair de l’animal d’élevage préparée par sa mère. Passer de la  chasse à l’élevage, c’est  passer de l’errance à  la construction d’une ville : La ville  peut être bénédiction pour tous les habitants : Le fils de Yaacov, Joseph, obtient pour toute l’égypte,  pour tout un peuple qui n’est pas le sien, une bénédiction et il l’obtient, en conservant  la nourriture dans les silots 7 ans… La relation  juste entre le peuple, la bénédiction, le temps et la nourriture, fait d’un étranger, l’égal de pharaon…  aussi n’ayez pas peur d’être étranger à Bagdad, vous pourrez  en apportant le bien  à un peuple qui n’est pas le votre, amener une bénédiction.»


Caleb resta silencieux, il reconnaissait les paroles de son frère.
Le fils du bijoutier continuait :

-          Ensuite, mon père, conquis par son sermon l’a supplié de se joindre à nous pour le repas de shabbat. Il est venu. Mon père avait préparé le repas, nous étions quatre : lui, l’invité, mon frère, mon père et moi. Notre mère est morte, il y a plus  de 15 ans…ton frère a tout de suite conquis le cœur de mon père. Il est resté ici, près de trois mois ; il travaillait à la bijouterie et à la yeshiva.  Un jour, il est rentré du hamman, abasourdi.  Il s’est enfermé avec mon père, dans son bureau et ils ont parlés  en tête à tête pendant deux heures. Quand il est sorti, il a simplement dit : «  Ne m’appelez plus, Yoshua, je serai à partir d’aujourd’hui mahmud ben bagdadi »

Caleb fut surpris.

Le jeune homme continua :

-         avant cela, quand il était encore Yoshua, il enseignait à la yeshiva – il enseignait l’hébreu et l’araméen et le shabbat, il donnait des cours –  Il était aimé de tous,  comme s’il avait été un de nos frères. Mais ce jour là, mon père qui refusait de se déplacer hors du quartier juif, lui a confié la mission d’apporter au fils du prince de Kairouan, les bijoux en perles commandés pour son mariage. Alors « mahmud ibn Bagdadi » est rentré au palais –
-        
Le jeune homme s’assit :

-         il  nous a raconté qu’il avait été surpris par la chaleur de l’accueil qu’il reçut – il a été reçu comme un envoyé du ciel – les bijoux fabriqués par mon père et mon frère étaient des colliers et des boucles en perles tressées d’or et de rubis – Sur le conseil de ton frère, les rubis ont été remplacés par des émeraudes, car le vert, disait il conviendrait mieux – il a proposé de mettre, au nœud de la tresse de perles deux saphirs taillés en biseau. La beauté de l’ouvrage, la douceur des couleurs, le raffinement du tressage de perles ont rendu les princes de la ville très heureux – Ton frère a été considéré comme un envoyé du ciel, comme l’ambassadeur d’un artiste émérite – la délégation venue de Byzance, était présente au palais, cette même matinée – ils n’avaient que de l’admiration pour l’ouvrage de mon père - Ils ont demandé à ton frère de le lui présenter, d’amener au palais,  celui qui avait fabriqué ‘un tel joyau pour l’islam’. Mais le vieil homme avait juré de ne jamais se montrer à la cour. Alors ils ont commencer à tisser un lien particulier avec ton frère, ils étaient tous curieux de savoir d’où venait « mamhud ibn bagdadi ». Ils se sont aperçu qu’il parlait plusieurs langues et qu’il avait une caligraphie magnifique – il composait des poèmes exceptionnels. Ils ont commencé à l’appeler « le joyau » - personne ne savait qu’il était juif – personne ne savait d’où il venait – mon père ne voulait rien en dire – et ton frère devint le favori de l’imam.  Il n’est plus rentré au quartier. Mon père communiquait avec lui, au moyen des oiseaux. Parfois j’allais lui apporter  à la bibliothèque, où il était traducteur, un couffin de fruits et de dates, et à l’intérieur, des grenades, il y avait entre les graines rouges, un grenat. Mon père, les lui transmettait. Pourquoi ? je ne l’ai jamais su. Un jour , « Mamhud ibn Bagdadi » a assisté à une course de chevaux en dehors de la ville.  Il a été pris à parti  par un groupe de princes de la cour – ils se sont moqué de lui, l’ont traité de femme, il calligraphiait comme un esthète et écrivait de la poésie – mais ne connaissait rien au combat, au dressage et à la guerre -  il a été piqué à vif. Il n’a rien répondu. Il est resté fier et silencieux –  C’est vers cette époque qu’est arrivé de Tibériade un vieillard. Il venait pour les controverses. Il venait avec des lettres dont il demandait pour les gens de sa ville des réponses aux rabbins. Il avait été aux yeshiva du nord et là-bas, on lui avait écrit des réponses et on lui avait transmis des lettres pour les communautés restées près de Tibériade. Puis il est venu à notre minyan, il a parlé au rabbin et sur une des questions le rabbin a raconté ce que disait ton frère, lors de ce sermon le shabbat à la synagogue et le vieux a voulu le rencontrer. Il est venu chez mon père. Mon père l’a accueilli comme il se doit.  Le vieux est tombé malade. Il était fragile. Il avait ses réponses. Mais il voulait voir ton frère. Il sentait qu’il allait mourir. Il suppliait mon père de lui faire rencontrer Yoshua – lequel ? demandait mon père – «  l’élève de Moshé, quand il n’y a pas d’autre Yoshua que Yoshua » - et mon père n’osait pas faire appel à ton frère qui restait à la cour – puis un jour, quand le vieux ne tenait plus, mon père a envoyé un message – Ton frère est venu. Il a parlé longuement avec le vieillard. Puis ton frère est sorti et jamais je ne l’ai revu.

Caleb était ému.

-         Le vieux est mort, peu après. Il a été enterré au carré des cohanim. C’est mon père qui l’a décidé. Les autres disaient ce n’est peut être pas même un lévi? Mais mon  père est devenu comme fou, et ils l’ont enterré au carré de cohanim.
Puis petit à petit, mon père s’est épuisé, il a maigri et il est mort.

Caleb soupira…
Le jeune resta un instant en silence.
Caleb demanda alors :
« et la pièce avec la coupe gravée au nom de Jérusalem ? »
-         elle a disparu. Mais je pense que …
-         pourtant on m’a signalé qu’elle était ici, qu’il avait été décidé de ne pas la faire fondre. 
-         Il a  été décidé de la remettre à ton frère. Mon père et le vieux ont décidé ainsi. Et ton frère a disparu. Je ne sais pas où il est parti. Voilà ce que je sais de Yoshua de Pumbedita, rosh Yeshiva, caligraphe, traducteur, poète et musicien.

Le second frère rentra dans la boutique avec le plateau de cuivre et les verres colorés. Ils étaient rempli de thé qu’il avait chauffé au four des boulangers.
Caleb partagea le thé avec les deux frères. Puis il sortit.

Il se dit qu’il devrait en savoir plus peut être en rejoignant les caligraphes de la bibliothèque.

YOSHUA

C’était au temps où le Jourdain avait ses eaux jaunes en douceur entre les roches. Où plus bas, dans le désert sur Jéricho, la terre avait des couleurs blanches ornées d’ocre, où le ciel était pâle comme un amandier en fleur, où Yoshua marchait entre les pierres afin de rejoindre Tibériade.
Il traversa un haut plateau aux champs jaunes. Entre les pierres volcaniques courraient un oiseau avant de prendre son vol.  Yoshua avait à son épaule, une colombe blanche, elle était le lien avec les lettres, il l’envoyait et elle ramenait les messages.
Soudain comme un tremblement de la terre, une détonation puissante à ses oreilles. Joshua tomba. Les pierres roulaient autour de lui, une odeur de souffre et de terre bouillante l’environnait.  Il avait entre ses paupières fermées, une partie de lui –même dans un autre monde.
 Joshua était allongé sur le pont de la felouque. Il  y avait au dessus de lui, le soleil flambant .Il était allongé et ses yeux fermés et la faim lui jouaient des tours entre les tempes. Une douleur vibrante. Il avait comme un rêve profond. Quelque chose de très lointain, où une nouvelle terre entre les brumes de l’eau. Et cette odeur d’iode et de sel.  et le souvenir encore une fois comme un battement d’ailes entre les tempes. d’autres aiment mais lui il aimait particulièrement, il aimait l’autre, l’absent, le compagnon, oui, il y avait en lui, l’islam et les fils d’israel, liés aux chrétiens sur ces trois caravelles.  Joshua ne savait pas si c’était du passé ou un futur : Comme des oiseaux blancs dans le ciel à la recherche d’un vert puissant entre les sables du désert, une nouvelle terre, et l’enfin ailleurs, ils avaient tout quitté, comme lui,  personne ne savait plus son nom, tout le monde le croyait mort, certains récitaient déjà le kaddish pour lui sur sa tombe, dans une ville connue, comme s’il était sous terre. Une partie visible de lui était déjà sous terre mais l’autre, allait vers de nouvelles terres, caravelles et ailes blanches d’oiseaux Il était la conquête du paradis. Le bleu de l’oiseau passant du ciel à l’espoir.  il était le bleu dans la promesse éternelle.  Et Joshua se rendit compte qu’il était entouré du cercle de l’enfer. Un nuage de poussières noires et rouges l’entouraient. Il avait quitté la caravane qui s’était dirigée vers Jérusalem, pour se retrouver vers Tibériade. Il voyait comme un souvenir une ville prise, les remparts, le feu et la guerre, puis plus rien et les grandes troupes de l’islam quitter la ville, belle comme un fruit rouge. Ouverte à toutes les mitsvot. Et les drapeaux de l’islam, certains, cachés pliés au fond des coffres étaient restés.  Mais où aller, et les juifs, pliés à l’Islam, où partir ? alors le petit homme, le gênois,  le fils de la colombe, yona, comme on l’appelait.   Obeit aux ordres de la reine : « Qu’il fasse comme bon lui semble, au nom de la couronne ». Et le gênois, fils de la colombe, ben yona, ben giona, ben génova, fils de gênes…colombe… a pris les fils de l’islam, les fils de yaccov et les fils de la chrétienté les ont encadrés et ils sont montés ce jour de juillet, jour de la défaite contre rome et de la destruction du temple, jour de tisha béav, sur les navires, en partance pour le paradis.   Afin de faire de la mort, la vie, de faire de la terre, la mer. La reine les rejetait mais en beauté et dignité, à  l’océan. Ils sont allés sur les trois caravelles… Les trois colombes, la caravelle juive les fils de rachel, la caravelle des fils de maria, et celle des fils de  fatima.   La nouvelle couronne, appartenait à une femme, et eux, partaient à la recherche de son ombre,  ils partaient avec l’amour en cœur, l’amour d’elle.  Joshua sans s’en faire s’est relevé, la tête tremblante encore. Il y avait dans le ciel, non pas les colombes, mais les aigles noirs, rome en cercle autour des champs de pierres levées.   Joshua se mit à courir entre les pierres et les herbes hautes, il y avait un torrent hargneux entre les senteurs parfumées de la terre ;  Joshua épuisé par la course entre les herbes et la pluie de pierre, s’effondra une nouvelle fois, le front sur la terre, et la bouche dans la cendre chaude du haut plateau. Le cri des aigles autour de lui. Il manquait d’eau et le torrent bruissait si près, mais la fatigue et l’épuisement, la solitude aussi faisait de lui, du désespoir et du silence : un petit renard se mis a miauler près de son oreille, Joshua leva les yeux, il essuya la terre humide sur son front.   Il se releva en titubant, suivant en claudiquant le renard trempé de sueur et gris de cendre, jusqu’à la rive de la rivière, en cascade entre les pierres de basalte, l’eau avait les couleurs de la pierre et la fraîcheur de la vie. «  je t’aime » souffla Joshua, car dès que le bonheur arrivait il l’attribuait à la voix de l’aimé. Il se pencha en avant, fit une bénédiction et bu de l’eau.  La fraîcheur fut si vive qu’il se souvint d’un poème « makor haim » source de vie qu’il récita rapidement :
 « l’homme peut se reposer dans la prière, il en apprendra la droiture et la justice, elle est le cœur de la vie, la source, le commencement de la pensée titubante, elle est la pierre de dieu »

Joshua sans se déshabiller sauta dans le trou d’eau plus profond du torrent, sous la cascade. Il hurla, revint à la vie, la brûlure de la faim, de la chaleur et de l’épuisement s’effacèrent. Il plongea et replongea la tête sous l’eau, les dernières traces de terre sèche et de tension dans les hanches disparurent. Il devient l’homme nouveau attendu des terres d’islam.
Un cri, un hurlement sous le ciel vide.


TIBERIADE
C’est à Tibériade, au bord du lac, que le vieux avait sa bicoque. Il vendait le poisson des pêcheurs, le matin, à quatre heures dès leur retour, puis les fruits des dattiers amenés des champs à dos d’âne à six heures, puis les chiffons des femmes à sept heures et les salades et les fromages de la bergère de magdal, migdal, la tour. Elle avait ces feuilles amères qu’elle faisait pousser entre les figuiers et les bois noueux des oliviers. Puis arrivait le vendeur d’huile. Il avait les jarres pleines une fois par semaine. Mais le vieux, ce jour là, resta assis sur la paillasse de sa chaise de bois tordu, avec cette herbe jaune qu’il mâchait entre ses dents fatiguées. Il vit arriver Joshua. Il vit qu’il était beau, fier, instruit, fatigué, affamé et en colère. Aussi il ne lui dit rien.   Joshua s’assis près du vieux. Le vieux lui tendit un morceau de pain trempé dans l’huile accompagné d’une tranche de poisson cru salé et d’un oignon, Joshua le prit, le vieux lui tendit un verre de jus d’amande.   Joshua   remercia :   « je viens de loin. Je cherche la famille de gamla. »
Le vieux scrutait, les yeux mi-clos la ligne brune rosie du haut plateau, de l’autre côté du lac.   Joshua se leva, se lava les mains sous l’eau de la jarre, fit la bénédiction puis savoura le pain. Le vieux se taisait.
Joshua continua a mâcher son pain.
-         tu  trouveras les Gamla sur la rive, sous migdal, près de l’ancienne kfar-nahum. Il y a la synagogue, là-bas, le père est le gardien.  Les gens de Gamla, il n’en reste plus  beaucoup depuis… Les ruines ont pas bougés depuis le drame, il y a… oh…. Tiens, regarde, ce pot, tu vois, cette terre jaune. Et bien je l’ai trouvé la-bas, oh un drôle d’endroit, crois-moi. J’y suis descendu, par une sente dure dans le ravin, parce que ma chienne jappait un renard perdu, et je l’ai rattrapée, coincée dans un éboulement de pierre. Une ville en ruine, tu vois, des ronces et des ruines. Et tout en haut, une tour, mais qui fait froid dans le dos, de l’autre côté de la tour, un torrent dessous le vide des roulements de pierre. Et puis des restes d’outils, comme ça , à l’air. Des sacs, des tissus abandonnés sous les pierres, et des bris de vaisselles. Ca ils ont du faire du grabuge ceux qui se sont battus là-bas, parce que de la vaisselle cassée en veux tu en voilà. Et moi, j’ai ramené ma chienne, deux pots de terre, et cette vaisselle jaune. Tu vois, et un boulet rond, tout lisse, comme ça, beau, tiens viens voir, il retient le tissus avant que le vent ne le vole. » Le bleu violet des eaux du lac, avait à cette heure matinale un filet argent. «  si tu veux aller mieux, remonte le lac, jusqu’à la colline. Là bas, il y a une source qui plonge dans le lac, tu trouveras, dans le trou d’eau,  sous la tombe du rabbi, une eau chaude et jaune avec une odeur de soufre. Elle sort de la terre, et elle te remet un homme sur pied. »
Joshua remercia, le vieux continuait à mâcher ses racines qui avaient une odeur d’anis sucré. Joshua longea la palmeraie qui s’allongeait le long du lac,  jusqu’aux collines douces et désertiques qui coulaient en pierres jaunes jusqu’au lac. Il tournait le dos à Kfar Nahum, il voulait prendre les eaux chaudes pour se laver des faims et des douleurs, et prier sur la tombe du maître des miracles, qui surplombait les eaux du lac.
Le paysage lui rendit la nostalgie de Pumbedita.   Il revoyait la plaine pâle entre les eaux vertes et sur la terre bleue la nuit, la ville posée entre les palmiers. La chaleur du soleil sur les bancs de sables rouges et le reflet de la nuit, sur la blondeur des palmes tressées aux murs, ce parfum de terre et de roseaux lui manquait. La voix mélodieuse du chant des lévites, le matin et les cris des coqs, au loin, dans la ville, mêlés au bruissement des palmes, lui manquait. Les yeux de sa mère, sa colère rentrée et son abandon de la révolte, son frère, et ses quatre sœurs, « les petites abeilles », comme il les appelait, lui manquait. Surtout la plus farouche, celle qui refusait d’aller au puit chercher l’eau, la maigre et malhabile lui manquait. Et cette odeur douce parfumée de fleurs, de la couverture de laine, qui tapissait l’entrée de la maison, lui manquait. Mais il savait ne pas se transformer en statue de sel et oublier ce qu’il lui manquait. Chasser le manque et le souvenir par un mépris du passé et un envol vers le futur. Il y avait autour du village de Pumbedita, d’autres villages pleins d’amants d’idoles et de serviteurs du feu.  Il voyait le visage du plus ancien des rabbins de la ville, rav  matné, celui qui avait été un élève de Shmuel. Il voyait en longeant le lac de tibériade,  la yéshiva de Pumbédita sur l’euphrate. elle se trouvait un peu  en dehors du camp de la ville.  Il voyait le temps d’étude.  Quand les élèves assis en ligne sur les nattes, nus pieds,  l’écritoire de bois  devant eux, venaient juste de déposer leurs pantoufles en dehors de la yéshiva. Le shabbat à l’aurore, les rabanim enseignaient les lois et les commandements.  Il se souvenait de ce que disait le rav Asher disciple de rabbi papa : «  rejetez moi si j’excommunie un seul d’entre vous ! Le  maître est comme une thora vivante mais il n’est pas dieu. » Pour les rabbins de pumbédita, le respect dû aux anciens et aux maîtres n’avait pas à être confondu avec la servilité.  Certains enseignaient même que rendre à tout homme l’honneur qui lui échoie, n’est jamais compatible avec l’abnégation de soi, car un être servile ne crée pas.  Certains rabbins étaient capables par l’ardeur de leurs prières d’ouvrir les cieux, jusqu’à ce qu’ils laissent échapper la pluie.  Tout en marchant Yoshua se souvenait de cette histoire : Après plusieurs mois de sécheresse, le rav avait décrété  tôt un jeûne collectif pour  faire venir la pluie et toute la yeshiva avait récité ensemble les prières et avant midi, il s’était mis à pleuvoir.  Il se souvenait du conseil de rabbi papa  qui l’avait fait tant rire quand il n’avait que 12 ans: « un homme doit porter des chaussures même à la maison, un chat pourrait avoir tué un serpent et les os abandonnés du serpent pourraient être cachés sous le tapis de palmes et écorchant la plante d’un pied, ce qui risquerait d’amener une grave infection. »  et son compagnon, Ezekyel avait continué en riant : «  et la grande infection amènerait la maladie et la maladie amènerait la faiblesse et la faiblesse amènerait la guerre et la guerre amènerait la mort… » mais son frère Caleb avait repris en riant : « pas du tout, la grave infection amènerait la maladie, mais la maladie amènerait la mère et la mère amènerait les femmes du village et les femmes du village amèneraient les plantes et les plantes seraient amenèes par la plus jolie fille du village et la plus jolie fille du village amènerait les paroles d’amour et les paroles d’amour amèneraient l’amour et l’amour amènerait le mariage et le mariage amènerait le bonheur et le bonheur amènerait les enfants  et les enfants amèneraient les bénédictions et les bénédictions amèneraient la paix… » et Joshua avait repris : «  et le chat affamé a amené la paix… »
 
Joshua répéta cette phrase à voix haute : « et un chat affamé a amené la paix… » Perdu dans son souvenir il n’avait pas même vu les trois femmes voilées de lin clair sortir des roseaux, chargées de paniers d’osier plein de linges clairs. C’est leurs voix qui l’avaient soudain fait sortir de sa torpeur.  Elles chantaient :

Baali Baali je crie ton nom
inconnu de ma nuit!
Baali! je crie ! y es tu?

Toi,
qui a entouré le soleil, d'étoiles,
Afin qu'elles brillent de sa lumière,
Toi
Qui a fait de moi, 
L’image de la lune
Sur terre :
D’un éclat de lumière,
Je resplendis
la quatorzième nuit,
mon éclat diminue
la vingt huitième nuit
mon éclat a disparu
je reste cachée

mais comme la lune
je me renouvellerai ,
comme la lune
je retrouverai mon premier éclat:
comme la lune
après l’éclipse
je redeviendrai
flamboyante…

Il écoutait la voix des femmes, le voile de lin glissa des cheveux sombres de la jeune femme devant lui. Elle avait les yeux d’une couleur de bois doux, et au front la cicatrice sombre de ses sourcils formait un arc parfait. Elle n’était pas belle, elle était simple, elle était fragile, elle s’excusa devant lui, de ce que son voile avait glissait :
«  de qui es tu la fille ? »
s’entend il demander.
 _ Je n’ai pas de père.

Répondit elle et elle s’enfut…
Il la regardait partir et cria dans sa direction

« quel est ton nom ? »

_  Hessad…

Et elle disparut.


Hessad courait. Il la regarda un temps s’éloigner. Donna un coup sur les fleurs  parmi les roseaux. Et remonta la pente en direction de la tombe du rabbi.

« Il y a une tristesse pensa t il de vivre dans cette solitude cruelle au milieu de ce vide de pierres. Je dois au plus vite retrouver ceux de Gamla, après la prière… »

La tombe blanchie à la chaux dominait les eaux du lac. C’était un rectangle blanc. Entouré d’un petit muret de pierre. Pour abriter les voyageurs, un toit de branchages et de palmes sèches la recouvrait. Un peu plus loin, une flamme couvait dans un trou de cendre. Une vieille femme assise sur une pierre, récitait un chapelet de téhilim. Elle avait à ses pieds deux poules qui picoraient.

Joshua se lava les mains, à la petite vasque/
La femme le va la tête et cria en sa direction : « tu n’es pas Cohen ? »

Joshua sourit… « je l’ai  été… »

-         Comment ça ? on nait Cohen et on  meurt cohen ! as tu une blessure ? une cicatrice ?
-          Joshua sourit : ne t’occupe pas de moi :
-         Je Veux savoir, crois tu donc que je vais te laisser prier ici ? non, certains n’ont même pas le droit d’approcher cette tombe !:
-         Tout le monde à le droit de prier ici !
-         Non – cria la vieille soudain en colère –

Joshua ne fit plus attention à ses paroles et commença à réciter Téhilim..
Il se prie dans les mots comme des lacets de téphilin, il s’envolait avec les mots autour de lui, comme des gouttes d’eau. Il priait et il quittait la terre les mots etaient les passerelles de l’univers. Joshua priait répétait les mots répétés pendant des millénaires et il reprenait souffle. Puis il revient à lui et la vieille femme était toujours assise sur son petit escabot de bois et d’osier. Elle avait un collier de perles de verre à la main qu’elle comptait et recomptait. Les poules rouges autour d’elle ne se souciaient pas de la chaleur, elles fouillaient méthodiquement dans la pierre, quelques grains de terre parfumé qui leur apporterait la pitance du jour.
Joshua avait demandé au sage de le conduire à travers les déserts et les terres. La vieille le regarda. Elle lui demanda ! «  qu’as tu donc demandé au vieux, toi, mécréant, es tu capable de demander quelque chose qui ne soit pas pour toi ? »
Joshua rit à tant de méchanceté, il savait par sa mère, qu’une femme était rarement méchante, ce qu’on appelait la méchanceté chez la femme, sa mère lui avait enseignait, se nommait pour de vrai : « la solitude » alors il regarda la vieille et lui répondit : «  tes enfants ont grandi ? »
La vieille leva sur lui un œil stupide.
-         Pourquoi.
-         Parce que tu crois qu’ils t’ont laissé seule et tu crois que seuls les morts veillent sur toi, alors tu viens garder la tombe pour ne pas rester sans personne a garder. Et tu as raison et tu as tort, d’abord tes enfants ne t’ont pas laissé seule, ils pensent à toi. Tiens, ton fils, vois tu peux t’être qu’en ce moment, il se dit, ma mère, voilà j’allais transgresser, mais je vois le visage de ma mère, elle en pleurerait, alors il arrêterait son geste et soudain, voilà, tu étais présente près de lui, ton odeur, ta voix. Et ta fille, celle qui s’est mariée, et bien, elle range maintenant ;..
-         Ne me parle pas de ma fille !
Fit la vieille avec un geste dégoûté de la main. Ne me parle jamais d’elle. ‘C’est une ribambelle de pimbêches en une seule tête et deux jambes.’
-         Pourquoi dis tu cela !
-         Elle n’a pas voulu se marier, depuis qu’elle a 12 ans, on lui propose des partis de la ville, le poissonnier, ça c’était quelque chose de bien et un vieux, celui de la tour, de Migdal, avec des citronniers et des dattiers, en veux tu en voilà, à  peu du lac. tout un long chemin  de dattiers à prendre à l’heure de la cueillette,  avec les ânes et elle non, elle répond : «  qu’il ne m’approche pas, où je le mords jusqu’au sang et vous en appelerez le rabbbin ! »

Joshua sourit, intéressé. Il s’assit un instant. Le silence ce fit entre eux deux. Juste le long miaulement du jour. Puis cette couleur de l’air au dessus des  pierres qui descendent en roulades jusqu’à la mer.  

-         Et maintenant, elle est mariée ?
-         Elle est trop vieille.
-         Quel âge.
-         22 ;
-         Oh, oui !!! souffla étonné Joshua. Comment une femme aussi âgée pouvait donc rester seule ?
-         Et comment apporte-t-elle votre pitance ?
-         Elle fait des tissus. Elle prend des terres, elle les broie. Parfois, tiens, pour ça je l’admire, parfois, elle marche pendant deux jours, sans s’arrêter pour arriver jusqu’à une terrasse, qui surplombe les eaux et ramener des terres aussi vertes que des feuilles. Verte comme tu n’as pas idée. Puis elle broie la terre, et elle y met de l’eau et de l’œuf. Et alors, tiens tu verras, toi, à Tibériade, c’est elle aui a fait la couleur des murs dans la rue qui monte à la première colline. Elle l ‘a donné au peintre. Ils ont vu le beau vert qu’elle était parvenu à donner au lin torsadé. Alors ils lui ont confié la masse.

















0En contre jour tous les hommes sont noirs-
Ils sont anonymes, ils sont l’humanité.
Regarder l’ombre humaine à l’heure où le soleil se couche. Et vous verrez la beauté du monde, dans le contre jour sur l’eau ils ne sont plus qu’ombre chinoise, du corps humain se détachant sur les replis or et violet de la mer. Ils sont l’ombre du matin, la promesse réalisée au crépuscule, ils sont l’homme, l’être vivant, l’humanité sereine.





[1] Liens  tenus à une chemise qui séparent haut et bas du corps -
2 Boîtiers de cuir dans lesquels sont inscrits des paragraphes de la torah -
3 Mot hébreu pour dire prière
4 Lettre de l’alphabet formée de trois branches  et débutant un des noms de Dieu
5  ouverture en hébreu – porte - aube
6