dimanche 30 octobre 2011

Critique littéraire Shoshana Saskia Cohen Tanugi

ABRAHAM JOSHUA HESCHEL
Un prophète pour notre temps  - Edward K. Kaplan - ALBIN MICHEL 2008



Le judaïsme américain contemporain est multiple, coloré, riche et varié. Il va des groupes orthodoxes au judaïsme réformiste et aux groupes défendant une assimilation complète aux valeurs américaines. Le rabbin Abraham Joshua Heschel fut une des clefs du Judaïsme contemporain américain. Edward K. Kaplan publie chez Albin Michel, un essai de 195 pages pour nous convier à réfléchir au parcourt d'un de ces penseurs importants qui jouèrent un rôle au sein du judaïsme américain du XXe siècle.

Abraham Joshua Heschel est né en 1907 à Varsovie, dans une famille hassidique disciple du Baal Shem Tov. Par son père, il descend des principaux successeurs de Rabbi Israël, du grand rabbin de Mezeritchn, et du rabbin de Ruzhin. Et par sa mère, il descend des maîtres du hassidisme de Lituanie.  Il fut reconnu dès son enfance à Varsovie, comme une "Lumière précoce de la Torah" car vers l'âge du 11 ans, après la mort de son père, il étudiait déjà le Zohar avec les rabbis de Pelzovizna et de Novominsk et à dix- sept ans il publiait ses premiers articles d'analyses juridiques du Talmud, dans le journal orthodoxe de Varsovie dont la population à cette époque comptait près de 41% de Juifs.  
Il parlait dès l'âge de 20 ans, le Yddish, l'hébreu biblique et l'hébreu moderne, le polonais, et l'allemand. Ce qui lui permit de suivre une formation de philosophie et de théologie à l'université de Berlin juste avant la seconde guerre mondiale et de se former à l'Institut pour les Sciences du Judaïsme qui dispensait alors un séminaire rabbinique libéral. Très vite, Heschel juge l'enseignement universitaire comme gréco-allemand et opposé à ses thèses : " Selon moi la Torah enseigne une vision de l'homme du point de vue de Dieu. Eux, parlent de Dieu du point de vue de l'Homme." Heschel développe alors une analyse théocentrique du "Je" humain, au service de Dieu, "Je" comme objet de Dieu, qui Seul est le Sujet. L'année de l'incendie du Reichstag, en 1933, il publie à Varsovie un ouvrage de poèmes en allemand "Le Nom secret de Dieu est : l'Homme.'' [1]  N'ayant plus le droit d'enseigner à Berlin au moment où le gouvernement nazi fit exclure les enseignants Juifs des universités, il rejoignit la maison d'édition de livres d'art dirigée par Erich Reiss [2]où il s'occupa de la publication des ouvrages sur le Judaïsme, l'Histoire et l'Actualité. Il y publie un ouvrage sur Maimonide pour le 800e anniversaire de sa mort. Son travail alors se centra sur le Judaïsme médiéval. Et il écrivit en langue allemande plusieurs essais sur Ibn Gabirol. A la veille de la seconde guerre mondiale il sort un document de recherche sur l'inspiration prophétique où il analyse Osée, Amos, Isaïe, Jérémie. Il publie une série de biographies spirituelles, dont celle de Saadia Gaon (882-942)  d’Isaac Abrabanel (1437-1509) et celle du plus jeune élève de Hillel, Yohanan Ben Zacai. Dans cette dernière étude, il met en parallèle les événements politiques survenus en Allemagne nazie et les persécutions de l'armée romaine à la période Biblique.  Le 28 Octobre 1938, désespéré, il écrit : "la Shekhina gît dans la poussière" il est expulsé d'Allemagne et rentre à Varsovie où il vit dans un appartement familial au cœur du quartier qui deviendra le futur ghetto de Varsovie. Suite à la grande détresse que fut la nuit de cristal, le 9 Novembre 38, il prend contact avec les universités américaines et entreprend de quitter l'Europe.  Après un court passage à Londres, il arrive à New York en mars 1940 avec les 150 000 Juifs d'Allemagne qui purent trouver refuge aux Etats-Unis entre 33 et 41. Einstein, Bettelheim, Ardent sont parmi ceux-là. Après la seconde guerre mondiale la communauté Juive Américaine fut la seule à sortir indemne du génocide. Grâce à la Bannière Etoilée, dans les années 60 près de 5 800 000 Juifs sont américains. Cette communauté développa une volonté d'assimilation, et un sentiment d'attache forte, loyale et sincère pour les valeurs américaines. Mêlé à ce sentiment universel de culpabilité vis-à-vis des victimes du génocide qui contribua aux Etats Unis à l'assouplissement des lois de l'immigration[3]. En 1948 puis en 1953 des mesures furent prises légalement pour permettre aux survivants d'être reçus sur le territoire américain. Une partie de la communauté commença à s'intéresser aux différentes institutions religieuses. L'assimilation extrêmement loyale aux valeurs américaines et le désintérêt pour les valeurs rituelle hébraïques nécessitèrent à certains membres de cette communauté de se resituer par rapport à la pensée philosophique et religieuse issue du Judaïsme. Après avoir attendu le retour en vain de sa mère et de sa sœur, portées disparues après la révolte du ghetto, Rabbin Herschel fidèle aux valeurs américaines qui lui avaient permis de sauver sa vie, décida de jouer un rôle de pédagogue, de rabbin et de philosophe dans la communauté américaine d'après guerre.

Très vite il rend compte de la différence entre les valeurs défendues par le judaïsme américain et celles véhiculées par le judaïsme polonais d'avant-guerre.  "L'absentéisme spirituel"[4] d'un certain judaïsme assimilé le pousse à défendre dans la communauté de Cincinnati et auprès de ses étudiants universitaires, un contre mouvement. Il s'opposa aussi au rationalisme du mouvement réformiste. Selon lui, il existe dit-il avec humour, des communautés où "un rabbin n'a pas besoin de croire au Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Yaacov pour être rabbi."
Aux côtés de Martin Luther King, il milite alors pour les droits des citoyens afro-américains. Puis il prend position pour la paix, contre la guerre du Viet Nam. Il devient alors un personnage clef du néo-hassidisme américain, professant une voie du milieu, ni réformiste ni orthodoxe, mais basée sur une philosophie acquise aux lumières du mysticisme, de la Kabbale et influencée par la Loi, la Mishna, le Talmud et les mouvements sociaux contemporains.  Il rencontre du 29 Août au 1er Septembre 72 au colloque de Rome,[5] les penseurs religieux des autres religions monothéistes, dans l'espoir d'exprimer une pensée fraternelle et d'inspiration Talmudique pour Israël. Mais 4 jours malgré le succès intercommunautaire de ce colloque, le 5 Septembre, a lieu l'attaque terroriste contre des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich. Moins de trois mois plus tard, épuisé par son combat pour la Torah, la veille du Shabbat du 22 Décembre 72, après avoir transmis le matin, ses manuscrits à son éditeur et confié ses poèmes Yiddish à un acteur Joseph Wiseman avant shabbat, il rend l'âme avant la prière de shaarit.  C'était avec Rabbi Akiba qu'il se sentait le plus d'affinité : "Son discours était pittoresque. Sa voix orageuse. Sa pensée audacieuse. Ce fut un poète jusqu'aux racines de son être."[6]
L'ouvrage de langue française publié par Edward K. Kaplan donne des informations précises, claires et historicisées du parcourt religieux et philosophique d'Abraham Joshua Heschel. Son enseignement veut transmettre un exemple de loyauté envers la tradition talmudique et biblique, et envers les valeurs de l'éthique américaine, dans un cadre social contemporain adapté à une conciliation entre les peuples :

"Un pointillisme excessif dans l'observance de la Loi, risque de faire oublier la présence vivante, de faire oublier que la Loi n'a pas été instaurée en vue d'elle-même, mais en vue de Dieu."
Comme " Dans la crise spirituelle du Juif moderne, le problème de la foi prévaut sur le problème de la Loi. Sans la foi, sans intériorité et capacité d'émerveillement, la Loi n'a pas de sens." [7]

Abraham Heschel, Un prophète pour notre temps, Edward K. Kaplan - Albin Michel 2008
Maimonide, Abraham Heschel, traduction française de Germaine Bernard, Payot, 1936
L'homme n'est pas seul, Abraham Heschel, traduction française de Françoise Boutet, Paris Présence, 1985
Dieu en quête de l'Homme, Abraham Heschel,  Le Seuil 1968
The Ineffable Name of God: Man Poems, N.Y Continuum 2004


[1] P. 30
[2] P.31
[3]  Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Editions du Cerf, 1993 p/1416 
[4] Pp. 48
[5] Pp. 153-156
[6] P.99
[7] P81 -82

dimanche 9 octobre 2011

Sources Antiques de Bérénice (Fin de l'Article) Recherche pour l'Université Hébraique de Jérusalem - Département Théâtre/ Département Langues Romanes Section Française - Sh.Saskia Cohen Tanugi 2010-2011

L’influence de Flavius Josèphe fut déterminante dans le milieu Janséniste centriste : Témoin visuel de la destruction du Temple de Jérusalem, proche par son origine des prêtres du Temple, et par sa vocation de militaire proche du roi Agrippa, lui-même allié aux empereurs romains, Vespasien et Titus, il représente une référence capitale pour la période décrite dans la tragédie de 1670. Pour les Jansénistes, il est une des principales sources non bibliques rapportant visuellement des faits concernant cette période de mise en place du christianisme. En tant qu'historien de la période du premier siècle en Judée, les trois personnages principaux de Bérénice, lui sont familiers : Traducteur pour Titus, proche de Bérénice, par son frère, le roi Agrippa -dont il rapporte le discours intégral sur les remparts de Gamla– il nous confirme la présence du personnage d'Antiochus surnommé Epiphane[1] à ses côtés et aux côtés de Titus lors du siège de Jérusalem en 70. Il a pu être d'une influence conséquente pour Jean Racine dans son dessin des conseillers : Il est un des rares auteurs historiques à avoir pu prononcer avec sincérité : "seigneur j'ai vu la reine"(51) Seigneur vous connaissez ma prompte obéissance (71)[2]  Il fait le lien culturel entre l'Orient et Rome, entre le pouvoir impérial et les territoires de Judée. Ayant acquis la citoyenneté romaine sous Titus, il transforma son patronyme et devient Titus Flavius Josèphe en place de Joseph ben Mattatyas.[3]  Au XVII e siècle, ses écrits n'étaient pas inconnus du public lettré qui assistait aux représentations de Bérénice.  Dans l'original grec ou par l'intermédiaire [4]d'Arnaud d'Andilly (1589/1674) en français, ses témoignages étaient consultés. Dans cette remise en question janséniste de la pratique chrétienne traditionnelle, ce retour à l'antique par une telle source juive peut être conçue comme un accès à la vérité et une voie vers la Rédemption plus que comme la simple nostalgie d'un passé idéalisé. Flavius Josèphe représente pour Port Royal, le Peuple de l'Ecriture témoignant à la période de l'apôtre Paul. C'est une façon d'approcher la "linguae sanctae" par l'intermédiaire du témoignage en grec d'un hébreu. Non seulement Flavius Josèphe a pu devenir une référence pour la construction de la tragédie de Bérénice, mais il avec certitude joué un rôle dans l'histoire du Jansénisme. Auteur Juif dont l'œuvre a été retransmises par celui qui en 1642, avait traduit du latin le livre de Cornelius Jansenius, le discours de la réformation de l'homme intérieur, où sont établies les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de Saint Augustin;[5] fait de lui, par cette traduction du XVII e siècle toujours publiée au XX e siècle, une référence pour comprendre la fascination que Rome put exercer sur l'Orient, sur Bérénice. Comme Jean Racine, comme son traducteur, solitaire et mondain, liant Rome et Dieu, Flavius Josèphe, même de par son nom symbolise cette dualité inscrite dans l'histoire du premier siècle. Rome et l'Orient : Ami des empereurs, Flavius est son nom. Issu du peuple juif révolté contre l'autorité romaine, Joseph est son nom. Selon A. Bonzon, dans Bérénice, "le Héros tragique est double et au premier plan, représenté à la fois par Titus et par Bérénice. Quant au Dieu spectateur, de la pièce, c'est le peuple Romain."


[1]  "Comme la nation des Juifs, qui est répandue par toute la terre, est proche de la Syrie, il y en avait un grand nombre dans cette province, particulièrement à Antioche, tant à cause de la grandeur de cette ville, que parce que les successeurs du roi Antiochus Epiphane, qui saccagea Jérusalem et pilla le Temple, leur avait donné une liberté entière d'y demeurer…" (Guerres, VII, 9, traduction Arnauld d'Andilly, adaptée en Français moderne par Buchon p. 296, editions Liris)
[2] La tirade d'Arsace décrivant comme témoin visuel de la prise de Jérusalem: " Titus vous embrassa mourant entre mes bras"(113)
[3] Joseph ben Mattatyas devenu Titus Flavius Joseph,  se remarie avec une femme juive de Crète, vers 75, qui lui donne deux fils Flavius Justus et Flavius Simon, période des premières communautés chrétiennes de Crète, selon l'épître de Paul à Titus " Je t'ai laissé en Crète, afin que tu mettes en ordre ce qui reste à régler, et que selon mes instructions tu établisses des anciens dans chaque ville…"

[4] Bonzon, A La nouvelle critique et Racine, Paris, Ed. Nizet, 1970 p. 111
[5] Robert Arnauld d'Andilly, Mémoires, éd. R. Pouzet, H. Champion, 2008. La première édition est datée d'Hambourg, 1734


[1] Flavius Joseph, Antiquités IX traduction Fournier F.D. Texte Numérisé 2011  " Voilà comment finit le roi Agrippa. Il laissait comme descendants un fils, Agrippa, qui était dans sa dix-septième année, et trois filles, dont l'une, Bérénice, âgée de seize ans, avait épousé Hérode, son oncle paternel, tandis que les deux autres, Mariamne et Drusilla, étaient vierges ; Mariamne avait dix ans et Drusilla six. Leur père les avait promises en mariage, Mariamne à Julius Archelaus, fils de Chelcias, Drusilla à Épiphane, fils du roi de Commagène Antiochus.  Mais lorsqu'on sut qu'Agrippa était mort, les habitants de Césarée et de Sébaste, oublieux de ses bienfaits, agirent comme ses ennemis acharnés.  Ils lançaient des calomnies inconvenantes contre le mort ; tous les soldats qui se trouvaient là - et il y en avait un grand nombre - envahirent la résidence, enlevèrent les statues des filles du roi et d'un commun accord les portèrent dans des lupanars où, après les avoir hissées sur la terrasse, ils les outragèrent de leur mieux en commettant des actes trop indécents pour être relatés. S'attablant dans les lieux publics, on célébrait des banquets populaires en s'ornant de couronnes, en se parfumant, en faisant des libations à Charon et en échangeant des rasades en l'honneur de la mort du roi.  Ces gens oubliaient, non seulement les marques de bienveillance dont Agrippa les avait comblés, mais encore celles de son aïeul Hérode, qui avait fondé ces villes et construit à grands frais des ports et des temples.

Les Antiquités de Flavius Joseph (livre XX, 7/3 et XIX) donnent de nombreuses informations sur la reine Bérénice et sa famille proche, qui ne sont pas utilisées par Racine.[1] Par contre les éléments utilisés sont issus de la Guerre des Juifs contre Rome.
Flavius Josèphe dans sa conclusion de Vie, signale que Titus lui transmis à lui, la Judée et les territoires adjacents.  Jean Racine reprend cette information au compte de Bérénice :


[1] Dont les Mariages de Félix avec Drusilla, sœur de Bérénice.  Le mariage du roi Polémon avec Bérénice, de Démétrius d'Alexandrie avec Mariamme la plus jeune sœur de Bérénice :   L'empereur envoya ensuite Félix frère de Pallas, beau-frère de Bérénice s'occuper des affaires de Judée.  Après avoir accompli sa douzième année de principat, il donna à Agrippa la tétrarchie de Philippe et la Batanée, en y ajoutant la Trachonitide et Abila, c'est-à-dire la tétrarchie de Lysanias, mais il lui enleva Chalcis qu'il avait gouvernée pendant quatre ans. [139] Ayant reçu ce présent de l'empereur, Agrippa donna en mariage à Aziz, roi d'Émèse, qui avait consenti à se faire circoncire, sa sœur Drusilla, qu'Épiphane, fils du roi Antiochus, avait refusé d'épouser parce qu'il ne voulait pas se convertir au judaïsme, bien qu'ayant promis autrefois au père de Drusilla de le faire. [140] De plus, Agrippa donna Mariamme à Archélaüs, fils d'Helcias, auquel son père Agrippa l'avait fiancée, et ils eurent une fille nommée Bérénice. 2. Peu après, le mariage de Drusilla et d'Aziz fut rompu pour la cause suivante. Au moment où Félix était procurateur de Judée, il vit Drusilla, et, comme elle l'emportait en beauté sur toutes !es femmes, il s'éprit de passion pour elle. Il lui envoya un Juif cypriote de ses amis, nominé Simon, qui se prétendait magicien, et il essaya de la décider à quitter son mari pour l'épouser, promettant de la rendre heureuse si elle ne le dédaignait pas. Elle, qui était malheureuse et voulait, échapper à la haine de sa sœur Bérénice - Félix l'invitait en raison de sa beauté qui, croyait-il, l'exposait à bien des tourments du fait de Bérénice - se laissa persuader de transgresser la loi de ses ancêtres et d'épouser Félix. Elle eut de lui un fils qu'elle nomma Agrippa. Pour la façon dont ce jeune homme périt avec sa femme dans l'éruption du Vésuve sous l'empereur Titus, je l'expliquerai plus tard
 3. Quant à Bérénice, après la mort d'Hérode, son mari et son oncle, et après un long veuvage, comme le bruit courait qu'elle était la maîtresse de son frère, elle persuada à Polémon, roi de Cilicie, de se faire circoncire et de l'épouser, car elle espérait ainsi prouver que ces accusations étaient calomnieuses. Polémon consentit surtout à cause de la richesse de Bérénice, mais leur union ne fut pas longue et Bérénice abandonna Polémon par légèreté, à ce qu'on dit. Celui-ci, dès la rupture de son mariage, renonça aussi aux coutumes juives. Au même moment Mariamme, après avoir quitté Archelaüs, s'unit à Démétrius, le premier des Juifs d'Alexandrie par la naissance et la fortune, qui était alors alabarque. Elle eut de lui un fils qu'elle nomma Agrippinus. Mais nous parierons plus loin  en détail de chacun de ces personnages. (Flavius Joseph Antiquités; traduction numérique de François Dominique Fournier, 2011)


Là de la Palestine il étend la frontière
Il y joint l'Arabie, et la Syrie entière.
Et si de ses Amis j'en dois croire la voix,
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois,
Il va sur tant d'Etats couronner Bérénice (v. 171/175)
Suétone, Tacite et Flavius Josèphe sont les sources principales de Racine pour composer Bérénice.

La Critique de Bérénice de l'Abbé Villars (1671) considère malgré l'apport et l'influence des Historiens Antiques, que la Tragédie Romaine s'est transmutée en tragédie Galante: "J'avais pourtant eu quelques espérances que le caractère de Titus serait héroïque; je lui voyais quelque fois des retours assez Romains : mais quand je vis que tout cela n'aboutissait qu'à se tuer par maxime d'amour, je connus bien que ce n'était pas Héros Romain, que le Poète nous voulait représenter, mais seulement un amant fidèle…"[1]


[1] P. 514 - 515

Tandis que  Forestier défend la représentation romaine de Bérénice: "…Bérénice constitue la quintessence de la tragédie galante précisément parce que le héros, loin d'être un berger de l'Astrée, est un vrai Romain – aussi romain qu'un Romain de Corneille, ou que Burrhus dans Britannicus – que sa nature de Romain oblige à surmonter un amour qui compte pourtant plus que sa vie.  Face à la loi non écrite qui interdit à un maître de Rome d'épouser une reine étrangère, et alors que sa toute puissance lui permettrait d'enfreindre cette loi sans susciter autre chose que des murmures réprobateurs, Titus choisit la voie du sacrifice héroïque – se sépare de la reine Bérénice – pour rester digne de l'idée qu'il se fait de son statut, de sa fonction et de sa filiation dynastique." [1]La pureté même de cette œuvre, dans sa structure dramatique, doit beaucoup à la pureté des sources et a l'intelligente restriction faite à l'utilisation du matériel historique issu de témoins visuels. Racine a ôté toutes les références aux violences physiques de la guerre  à ses conséquences sur les victimes, même dans les souvenirs rapportés. Il n'a pas repris un seul élément de narration des violences des combats, ni un seul élément des violences subies par Bérénice, ou par les prisonniers sur ordre de Titus. Il n'a conservé des sources que ce qui permettait aux personnages de conserver une dignité tragique dans le malheur d'une action simplifiée à l'extrême. Il a dépouillé Rome de sa barbarie.  ''Ce n'est point une nécessité qu'il y ait des morts et du sang dans une tragédie: Il suffit que l'Action soit grande et que les Acteurs  en soient héroiques'' Racine a conservé une esthétique issue des principes stylistiques de Tacite. Il a conservé des incidents de guerre. Il a ôté et la violence et la religion. Il a conservé ce qui est transmis par les sources, ce principe de Rome qui selon Goldmann est Dieu caché, dans Bérénice.  "Certes Il (Titus) peut prêter l'oreille à la voix des ministres, des représentants de la divinité. Mais ceux-ci - les prêtres, l'église dans la vie, Paulin et le sénat dans la pièce – ne peuvent également que répéter la loi.
générale sans avoir la certitude d'exprimer, en cette occasion même la volonté réelle de Dieu ou du peuple au nom desquels ils prétendent parler. Selon Goldman "tout cela est dit explicitement dès l'apparition de Titus sur scène. L'empereur sait que les yeux du peuple romain sont fixés sur lui, mais il n'a aucun moyen de connaître directement la volonté de ce peuple. C'est pourquoi il s'adresse à l'intermédiaire (Paulin) qui ne peut que lui répéter les exigences de la loi." Titus est un héros tragique selon le cœur de L. Goldmann car il lui apparaît comme réussissant d'emblée de manquer à son devoir à l'égard de Dieu, c'est-à-dire du peuple Romain." (Bonzon)


[1] Forestier Georges, Jean Racine, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1999, p. 1443






Les sources dont la parfaite utilisation permit cette sobriété de l'Action, que ne reconnaît pas l'Abbé Villars comme romaine, sont elles-mêmes dépouillées de toutes surcharges d'informations historiques qui nuiraient à la composition dramatique. "Racine se livrait à une expérience limite cherchant à réduire sa tragédie à une épure"[1] Les sources sont elles-mêmes épurées, nous avons vu, que Dion n'avait pas été utilisé, que des passages complets de Suétone décrivant un certain comportement de Titus étaient passés sous silence. Que le personnage de Bérénice, pourtant riche en événements rapportés dans Antiquités de Flavius Joseph, avait été réduit à sa relation la plus simple. C'est donc, au-delà d'une convention que se situe Racine, dans l'utilisation de ses sources c'est la présentation d'une certaine idée de Rome, du pouvoir et du devoir politique face au pouvoir de l'amour qu'il a valorisé. L'œuvre peut être lue comme une "tragédie galante" par la Cour et l'Abbé Villars, mais elle reste d'un enseignement romain pour un monarque, quand l'amour peut constituer un enjeu politique. C'est cette confrontation aux sources qui permet à Racine de constituer quelque chose d'autre, qu'une poésie galante. En confrontant via les sources, l'héroïsme à l'histoire amoureuse, il transfigure le sujet. Malgré la tradition qui veut que l'œuvre aurait été destinée à célébrer la rupture entre le Louis XIV et Marie  Mancini, l'influence des sources dans la narration de l'histoire de la Judée et de la problématique du poids décisionnaire de Rome, mais aussi dans les détails de la vie intérieure de Titus permettent de considérer l'œuvre comme confrontant une conception Romaine de la maîtrise des passions à celle du pouvoir royal et son devoir de maîtrise, au XVIIe siècle.


[1] Ibid. ; p 1445

[1] Bonzon A La Nouvelle Critique et Racine, Paris,  Nizet 1970, p. 112


Sources Antiques de Bérénice - Recherche pour l'Université Hébraique de Jérusalem - Departement Théâtre / Departement Langues Romanes Section Français - Sh. Saskia Cohen Tanugi

Chapitre

Sources Antiques, Bérénice

i.                    Sources Antiques et représentation du pouvoir

Ce chapitre étudie les sources historiques utilisées pour la construction de Bérénice. En abordant ce travail nous nous proposons de dégager pour cette étude les emprunts faits aux historiens et auteurs antiques, dont certains sont nommés par Racine dès la préface, et d'autres omis malgré leurs contributions à l'élaboration de l'intrigue. Puis de contribuer à travers l'étude des sources, à la compréhension d'une œuvre et à l'analyse des mécanismes qui ont permis une mythification de l'histoire romaine et la revalorisation de l'Emperium : Les sources citées par Racine dans la préface sont Suétone pour l'action, Virgile pour la narration, Aristote – quand selon Racine, l'objectif est d'offrir au spectateur de la tragédie "le plaisir de pleurer et d'être attendris"[1] - De Sophocle et d'Eschyle, Racine affirme avoir emprunté la "simplicité d'Action."[2] Et des comiques latins Plaute, Ménandre, Térence, Racine se réserve le droit d'imiter l'élégance de la diction et la simplicité "merveilleuse"[3] de leurs sujets. Racine mentionne dans sa préface uniquement les auteurs ayant une influence stylistique sur son œuvre. Cette emprise stylistique est confirmée dans les différentes préfaces. Un an avant la première de Bérénice, dans sa préface de Britannicus en 1669, Racine fait référence à deux auteurs - qu'ils assimilent à des censeurs "posthumes" - dont le regard critique lui serait nécessaire plus encore que celui de ses contemporains : " Que diraient Homère et Virgile, s'ils lisaient ces vers? Que dirait Sophocle, s'il voyait représenter cette scène ?"[4] Mais si l'influence stylistique des auteurs anciens est importante, l'influence des historiens grecs et romains du premier siècle et du second est-elle négligeable ?  L'ascendant des historiens romains s'exerce sur deux sujets : Britannicus et Bérénice révèlent des éléments tirés des écrits de Suétone : la date historique de l'Action (Ier siècle, entre 55 et 79) le lieu (Rome) le sujet (L'empire) et la présence active des différents antagonistes. La date de production des deux œuvres, Bérénice (première représentation 21 Novembre 1670) suit de 9 mois Britannicus (publication Février 1670) : Bérénice prolonge la représentation du pouvoir impérial décrit par un historien au premier siècle de notre ère.  Les deux tragédies font intervenir des héros qui se connaissaient intimement selon Suétone[5] (si peu d'éléments l'indiquent dans Cassius[6]) : Titus (né en 39) étudiait avec Britannicus (né en 41) jusqu'à la mort de celui-ci. Suétone signale que Titus goûta le breuvage mortel apporté à Britannicus au banquet de Néron. (Le dernier acte de Britannicus annonce la mort de celui-ci, et le premier de Bérénice, fait part de l'accession au pouvoir de Titus. Les courts règnes intermédiaires n'ont pas été jugés comme modèles suffisants pour le public du XVIIe siècle. Ils sont passés sous silence par Racine) La Tragédie de Britannicus présente la dernière journée de celui qui, victime d'actions politiques ne put devenir empereur ni épouser Junie. Un an plus tard, la tragédie de Bérénice représente une journée de celui qui fut compagnon de Britannicus, devint empereur comme le prédit le devin cité par Suétone et qui dû, par devoir politique, commencer son règne par une rupture.[7] Les deux œuvres raciniennes suivent fidèlement Suétone : Deux fils d'empereurs, témoins dans leur jeunesse d'une même période de Rome, éduqués ensembles, sont entravés par les manœuvres politiques pour l'un par le devoir politique, pour l'autre. Sans se soumettre à une reproduction mimétique des informations historiques, les tragédies proposent un modèle idéalisé de Rome et de l'Empire. Selon Vanhaesebrouchk, si Racine utilise ces sources historiques, c'est dans l'objectif de présenter une "mythification" du pouvoir impérial.[8] La mythification selon Vanhaesebrouchk a un double objectif, esthétique et politique. Selon lui, le développement dans la tragédie du XVIIe siècle d'un mythe d'une Rome exemplaire est lié au désir du pouvoir royal - noblesse des sentiments, pureté d'expression et perfection de la pensée – dont Racine est tributaire. Présenter Rome et l'imperium[9] comme "l'héritage culturel de l'Ancien Régime[10]" est une décision de l'Ancien Régime.  Si Racine exprime sont dévouement aux Anciens – Références pour leurs techniques de narration et exemples de morale politique – C'est qu'il exprime son dévouement au pouvoir.  Le Roi et ses ministres deviennent les cibles principales visées à travers une utilisation intelligente des Anciens. Le pouvoir de l'Ancien Régime génère donc une représentation du pouvoir impérial idéalisé. C'est cette image que l'Ancien Régime veut transmettre de son règne. Le théâtre racinien puise dans les sources historiques un patrimoine compatible avec une première forme de politique culturelle[11] établie par le gouvernement. Avant Bérénice et Britannicus les premiers héros raciniens restaient conformes à ceux des tragédies grecques : Polynice et Etéocle (1664). Dès 1666, Racine produit Alexandre, qui est une première approche d'une représentation du pouvoir. "Alexandre avait été présenté par la propagande royale, dès le règne de Louis XIII, comme le parangon de toutes les qualités de grand monarque. Et à sa naissance le Dauphin (futur Louis XIV) avait été présenté comme un Nouvel Alexandre."[12] Louis/Alexandre le Grand a représenté l'héroïsme antique vivant : Jean Racine s'exprime dès la dédicace sur le lien qu'il noue avec les héros anciens dans l'objectif de satisfaire Louis XIV :" Je ne me contente pas d'avoir mis à la tête de mon ouvrage le nom d'Alexandre, j'y ajoute encore celui de Votre majesté, c'est-à-dire que je rassemble tout ce que le siècle présent et les Siècles passés nous peuvent fournir de plus Grand."[13] Racine dessine un portrait quasi-messianique de Louis XIV, pour combler l'ambition du Roi qui est de reprendre à partir de l'Europe, le flambeau de l'Antiquité : " V.M se couvrira Elle-même d'une gloire nouvelle…nous la reverrons peut être à la tête d'une Armée achever la comparaison que l'on peut faire d'elle et d'Alexandre, et ajouter le titre de Conquérant à celui du plus sage Roi de la Terre.'' Ou plus loin : "un Roi qui n'a besoin que de lui-même pour se rendre redoutable à toute l'Europe."[14] Louis XIV, plus jeune, plus puissant monarque d'Europe en 1660, présenté comme capable d'occuper une place mythologique décide en 1670, à la date de représentation de Bérénice, d'illustrer seul le symbole du pouvoir.[15]  C'est à cette période que sur scène l'histoire de l'Empire Romain l'emporte sur la mythologie Grecque.  Les références au Théâtre antique - supports de la mythologie héroïque - et les sources historiques - Ecritures laïques ratifiées par les historiographes - témoignent chez Jean Racine de cette volonté de servir le pouvoir, son idéal politique et messianique "Plus sage Roi de la Terre'' par une mythification des héros issus de sources historiques. C'est donc du pouvoir que découle un développement de l'utilisation des historiens antiques. Un nouveau rôle est alors dévolu au théâtre tragique du XVIIe siècle en France.





[1] Racine, Jean Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Volume 1.  p. 452
[2] Ibid.; p. 451

[3] Ibid.; p.452
[4] Ibid.; p.375
[5]  Suétone vie des 12 Césars, Titus II, ( Rome, v. 69 ap JC – 130) "Educatus in aula cum Britannico Simul, ac paribus disciplinis et apud eosdem magistros institutus. Qud quidem tempore aiunt metoposcopum, a Narcisso Claudii liberto adhibitum  ut Britannicum inspiceret, constantissime affirmasse, illud quidem, nullo modo, certerum Titum, qui tunc prope astabat, utique imeraturum. Erant autem adeo familiares ut de potione, qa Britannicus Hausta periit, Titus quoque iuxta cubans gustasse credatur grauique morbo adflictatus diu.  Quorum omnium mox memorn statum ei auream in Palatio posuit, et alteram ex ebore equestrem.''
Traduction en français par Baudement, Paris, Dubochet Chevalier, 1845 "Son (Titus) Intimité avec Britannicus, Elevé à la cours avec Britannicus, il eut la même éducation et les mêmes maîtres. On assure qu'à cette époque, Narcisse, affranchi de Claude, avait fait venir un devin pour tirer l'horoscope de Britannicus par l'inspection des traits du s visage, et que le devin avait constamment affirmé que jamais ce jeune ne régnerait mais que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à l'empire. Titus et Britannicus si étaient intimement unis, qu'on croit que le premier goûta la breuvage dont le second mourut et qu'il en fut longtemps et dangereusement malade. Plein de ces souvenirs, quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue d'or dans son palais, et lui consacra une statue équestre en ivoire."
[6]  Lucius Claudius Cassius Dio (v. 155 ap. J.C. et mort en 235) Traduction française Claude Deroziers, Paris 1542. Publication par Robert Estienne, Paris, 1548. Traduction latine, Guilielmus Xylander, Bâle 1558
Voir livres 64, 65, 66.
[7]Suètone, rapporte le fort attachement de Titus pour Britannicus.  Les études en commun. Et la présence de Titus au banquet de la mort de Britannicus. Puis après la mort de Néron et de son père, en 79, Titus devenu empereur lui dédie, deux statues, afin de prolonger son souvenir lors de son règne. Les deux  personnages historiques nés à deux années de différences (39/41) développent une complémentarité  tragique pour Racine. Au courage juvénile de Britannicus répond le courage moral de Titus.
[8] Vanhaesebrouchk Karel: "…le mythe de l'authenticité et le modèle idéal qui en résulte…" Le Mythe de l'Authenticité, Rodopi, N.Y 2009, p. 42
[9] Si Alexandre et Mithridate utilisent aussi le patrimoine historique transmis par les auteurs et biographes grecs et romains, ces deux tragédies ne sont pas liées à l'Empire par l'intrigue.  L'imitation de l'empire implique chez Racine, un développement esthétique basé sur une idéalisation morale des héros. Les conflits tragiques développés à partir des informations historiques,  ne sont jamais dévalorisants pour le héros,  Racine n'introduit aucun trait d'humour contrairement à Shakespeare, ne fait entrer le héros tragique dans aucun comique de situation, et n'aborde aucun épisode par la légèreté du rire.  L'idéalisation de l'empire par Racine implique un code esthétique puissant et repérable.
[10] Ibids., p.60
[11] Expression non utilisée au XVII e siècle.
[12] Forestier Georges, Racine Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome 1, p. 1276
[13] Racine, Jean, dédicace au Roi d'Alexandre le Grand,  Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome 1, p.124
[14] Ibid.,
[15] Louis XIV fut Soleil, Apollon, Guerre, Mars et Jupiter (Néraudau, l'Olympe du Roi-Soleil, Belles Lettres, 1986)


i.                    Sources Antiques et légitimité historique

Les sources non citées dans la préface sont majoritairement issues d'un corpus d'historiens ou d'historiographes d'expression latine ou grecque, deux langues que possédait Jean Racine. [1] Les éléments historiques rassemblés dans la tragédie proviennent majoritairement comme nous l'avons vu, des œuvres de Suétone. Toutefois des éléments non négligeables ont été transmis par Cassius Dion et Tacite. De nombreux éléments de la Guerre des Juifs contre Rome - dont la première traduction publiée par le janséniste d'Andilly, trois ans avant la sortie de Bérénice - sont repris dans Bérénice. Ces historiens antiques, qu'ils soient issus de Rome, d'Asie Mineure, ou de naissance juive (Flavius Josèphe écrit en araméen mais publie en grec la Guerre des Juifs contre Rome avec imprimatur de Titus[2]) procurent tous, une légitimité historique à l'œuvre complétant le caractère intimiste qui se dégage de la tragédie. La légitimité ne signifie ni authenticité historique ni fidélité historique : Selon Forestier "Pour un auteur de XVIIe siècle, historicité ne signifiait pas fidélité – et encore moins couleur locale." [3] Ces références historiques ne sont pas le simple fond de l'intrigue de Bérénice. Elles fonctionnent comme témoignages transmis par les protagonistes. Elles contribuent à la valorisation de faits exemplaires pour le gouvernement et à sa connaissance intime de l'histoire et de ses épreuves via une lecture scénique.  Les sources Antiques donnent une légitimité historique à la tragédie. Et une légitimité à Racine qui se place dès Britannicus, et le confirme avec Bérénice, comme dramaturge dont les œuvres sont capables de lier avec cohérence, le pouvoir, la transmission de faits historiques et la tragédie interprétée comme divertissement édifiant.  Racine lui-même deviendra historiographe du Roi.[4]  C'est-à-dire qu'il passera du langage tragique à l'écrit historique. En devenant historiographe au service du pouvoir, sept ans après Bérénice, il quitte la souveraineté des Anciens, pour légitimer l'histoire du gouvernement. Il devient source historique. C'est dire que Jean Racine est conscient d'être investi de la fonction qu'occupait Flavius Joseph face à Titus. A partir de 1677, dès qu'il est investi de cette charge d'historiographe, il ne produira plus une seule tragédie antique.  Il ne reprendra le théâtre que pour écrire les deux pièces sacrées, Esther et Athalie ; et cela, après douze années de silence et uniquement sur ordre du pouvoir[5].  D'autre part l'Histoire antique et les historiens du premier siècle de notre ère qui ont inspiré Racine sont contemporains de Titus.  Ce qui ne veut pas dire que leurs écrits soient impartiaux. Flavius Josèphe, chef de guerre de la partie adverse, témoigne pour Titus. Il magnifie l'empereur, ses batailles et ses discours de guerre. Comme Suétone et Tacite, Flavius Joseph ne transmet que partiellement les faits historiques. Mais il procure une légitimité et offre une cohérence à Jean Racine pour l'utilisation du mythe de Rome, comme métaphore de la grandeur et du règne de Louis XIV. Karel Vanhaesebrouck dans son étude,  Britannicus le mythe et l'authenticité, souligne l'importance assumée par Racine, du concept d'authenticité historique de la représentation d'un idéal de l'autorité romaine[6]. Pour cette étude sur les sources nous partons de l'hypothèse que la poétique normative – c'est-à-dire le classicisme - s'est construite à partir d'un mécanisme de représentation dont les sources historiques sont le sceau d'authentification du mythe impérial.  Nous partons de l'hypothèse que le classicisme définit une langue esthétique opérationnelle pour le pouvoir, à l'instant où il permet d'organiser concrètement une iconographie et un idéal politique utile à l'Ancien Régime. S'il est juste de dire, avec la critique racinienne du XXe siècle, que ce sont ces valeurs esthétiques, morales et politiques que la cour va emprunter pour fonder une image du pouvoir basée sur une inspiration littéraire, alors nous vérifierons comment ces sources historiques procurent à Jean Racine et à son public, une image précise du devoir politique à travers l'exemple de l'empire romain. Toutefois, Goldmann[7] le souligne, le classicisme ne défend jamais une authenticité, mais une idéalisation de l'esthétique et de la pensée antique. Nous vérifierons à travers les différentes sources, ce qu’est produit dans la tragédie sous leurs influences : Quel monde recréé ou quelle vérité subjective s'est établie à partir d'un ensemble des données historiques présentes pour construire l'intrigue et les personnages.  Le Titus racinien est-il ou n'est-il pas véhicule d'un pouvoir idéalisé - celui de Louis XIV - Est-il reconstitution poétique d'un personnage historique,  dominé par le Titus de Tacite, ou de Josèphe.  Artis Factum, le Titus racinien s'il est phainesthai - phénomène artificiel - est-il destiné à assurer une base stabilisante pour la conscience des hommes du XVII e siècle, face à un monde idéalisé? Comment associe-t-il la représentation d'un exercice du pouvoir politique absolu dans ses rapports à la nécessité de grâce janséniste, à la poétique et au besoin d'authenticité historique ?

iii. Sources Antiques et Orient géographique

D'autre part la Tragédie de Bérénice met en lumière une nouveauté chez Jean Racine : L'histoire de l'Orient, du peuple de Judée, et de ses guerres.  La prise de Jérusalem, ses remparts, la ville de Césarée, la rébellion de la Judée, les mutins, les combats romains, les "dépouilles des Juifs"[8]  sont des éléments poétisés mais directement sortis de sources historiques. Toutefois l'Orient, n'est pas dans Bérénice, un lieu actif, ni un lieu religieux. S'il est sacralisé c'est par la mémoire affective et non par une identification aux valeurs religieuses. Les sources bibliques contemporaines qui citent la présence de la reine Bérénice en Judée, ne sont pas utilisées. Actes (25, 13) rapporte la présence extraordinaire de Bérénice et de son frère le Roi Agrippa à Césarée au procès de Paul (Paul 1er) anciennement Shaul de Tarse (Acte 25/ 22-23)[9].  Le chapitre 23 rapporte l'entretien de la sœur de Bérénice, Drusilla, et de son mari, Felix, avec Paul lors de son accusation par le sanhédrin[10]. Nous apprendrons par Flavius Josèphe que Drusilla et Felix, trouveront la mort, la dernière année du règne de Titus, dans l'incendie de Pompéi. Avant le départ de Paul pour Rome, suite à son audience, Acte 26, 30 le verset rapporte : "Le Roi, le gouverneur, Bérénice et tous ceux qui étaient assis avec eux, se levèrent, et en se retirant, ils disaient les uns aux autres, cet homme n'a rien fait qui mérite la mort ou la prison…"  Aucune information transmise par l'histoire biblique n'a été mêlée au tissu tragique. Jean Racine a donc volontairement éloigné toutes traces d'une influence religieuse sur son œuvre. En dehors de l'énigmatique nom qu'il attribut au confident de Titus, Paulin - PaulUn ? Ces sources bibliques connues de Racine sont donc volontairement écartées. Il n'a utilisé pour la construction de Bérénice, et la description de l'Orient au premier siècle de notre ère, qu'un matériel historique issu d'historiens romains. Cet Orient décrit par les historiens romains agit dans Bérénice comme lieu de mémoire, référence nostalgique, souvenir affectif et souvenir cruel de campagnes militaires. Cette particularité de Bérénice implique la nécessite d'accorder une attention aux sources issues des auteurs antiques qui traitent de l'Orient dans cette période du premier siècle de notre ère. De répertorier et d'analyser les conditions d'introduction de ces sources référant à l'Orient et à cette période. Partant du principe que telles sources impliquent une contradiction : Le premier siècle de notre ère en Orient étant révéré par le public du XVIIe siècle comme lieu sacré de la première période de l'histoire chrétienne. C'est-à-dire d'une période sans rapport avec les précédentes, en rupture absolue avec la Judaïté transmises par ses propres références bibliques malgré la contemporanéité des personnages, traçant une histoire du lieu, qui n'est désormais plus transcrite par la Bible mais par les historiens romains, fussent-ils juifs. Ce fait montre la continuité de l'histoire biblique à travers l'écrit historique laïc au premier siècle de notre ère et son développement dans la poétique tragique du XVIIe siècle.  Ces sources historiques traitent d'un espace et d'un temps témoins d'une époque cruciale pour les spectateurs. Et c'est pourtant en dehors de la perspective biblique et prophétique que Racine prospecte pour sa narration de l'histoire. Il prouve la continuité de la progression historique de l'Orient en franchissant les limites bibliques pour pénétrer le paradoxe romain et ses sources. Or, ces sources qui se manifestent fréquemment dans la parole des héros sont utilisées de façon à ne pas permettre au spectateur de développer une émotion religieuse pour une période et un lieu capital pour le monothéisme occidental. Pour dégager l'influence de cette spécificité de l'orient Racinien dans Bérénice qui agit dans une perspective païenne sur les personnages et le public, nous utiliserons une méthode comparative. Nous argumenterons sur la poétique suggérée par cet Orient romanisé et non christianisé, sur son ascendance sur la structure des personnages et sur la composition d'alexandrins issus d'une source antique et développant pourtant un ensemble de valeurs morales d'essences chrétiennes. Ces sources manifestes de l'historiographie romaine sont imprégnées par Jean Racine, d'une optique janséniste de la grâce.  L'importance de l'utilisation d'auteurs anciens pour la composition de tragédies influencée par ailleurs, par la pensée janséniste est soulignée par la critique racinienne depuis le début du XXe siècle. Barthes (Sur Racine) Brahmi dans son article Bérénice Reine d'Orient.[11] Tony Gheeraert, dans son article intitulé Voix de Dieu, voix des Hommes : Oracles, visions et prophéties chez Jean Racine[12] mettent en lumière une contradiction réelle développée dans les œuvres de Racine, entre l'admiration pour les auteurs anciens et le malaise janséniste face au paganisme malgré sa passion avouée pour les antiques.


iv. Sources Antiques, les Contradiction

Cette contradiction implique pour Bonzon et la nouvelle critique,  un nouvel équilibre de l'expression Tragique: Goldmann confirme cette dualité. Il souligne cette caractéristique de Jean Racine qui oppose sources antiques et attachement aux valeurs morales chrétiennes. Il en souligne le caractère subversif :" Il parait difficile d'admettre que Racine, qui connaissait de près aussi bien la moral et la vie des solitaires et des religieuses de Port-Royal, que les diverses péripéties de leur résistance aux pouvoirs, ait été entièrement non conscient du caractère subversif de ses pièces."[13] Malgré la défiance janséniste, les historiens précisent l'honnêteté de Jean Racine, qui ne passe jamais sous silence l'influence des


[1] Jean Racine traduit une partie du Banquet de Platon en 1683 – et le Bréviaire romain en latin et en français est publié par Le Tourneux avec la date de 1688, la traduction de la plus part des hymnes des Féries est l'œuvre ancienne mais revue de Jean Racine (Forestier Georges,  Racine Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1999, p.1690
[2] Marcel Simon, dans la Revue le Monde de la Bible, texte réédité dans Aux Origines du Christianisme, Gallimard
[3] Forestier, Georges, Racine Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome I p.1284
[4] Ibid.; p. LXXXII " Septembre 1677 'la nouvelle se répand  que Louis XIV  a chargé Racine et Boileau d'être ses historiographes, emploi qui les conduira dans plusieurs de ses campagnes militaires, mais qui implique de renoncer à toutes activités poétiques. Ils reçoivent une pension alimentaire supplémentaire de 2000 écus et se partagent la somme de 12000 livres pour s'équiper."
[5] Commande de madame de Maintenon 1689, Esther et 1690 Athalie.
[6] Vanhaesebrouck Karel Mythe de l'authenticité, Britannicus, Ed. Rodopi, NY 2009 "L'imperium fut pour l'autorité royale, une manière originale de penser le temps, l'histoire et la politique" (p.95)
[7] Goldmann Lucien, Le Dieu Caché, Gallimard, 1959, chap.III pp. 50-70/
[8] V. 692
[9]  Actes 25, 13-14 : " Quelques jours après, le roi Agrippa et Bérénice arrivèrent à Césarée, pour saluer Festus. Comme ils passèrent là plusieurs jours, Festus exposa au roi l'affaire de Paul."
Actes 25, 22-23: "Agrippa dit à Festus, je voudrai entendre cet homme. Demain répondit Festus tu l'entendras. Le lendemain donc, Agrippa et Bérénice vinrent en grande pompe, et entrèrent dans le lieu de l'audience avec les tribuns et les principaux de la ville. Sur l'ordre de Festus Paul fut amené." A noter que la totalité du chapitre 26 est dédié à la défense juridique de Paul se présentant comme juif, pharisien, descendant de la tribu de Benjamin. En présence du roi Agrippa et de sa sœur Bérénice, l'apôtre commente sa relation complexe avec la première communauté chrétienne.  Paul-1/Shaul de Tarse raconte son expérience sur le chemin de Damas, sa vision de Jésus de Nazareth, sa conversion et son "repentir." Il développe sa défense en commentant ses interventions dans le Temple de Jérusalem. Agrippa, frère de Bérénice lui répond :" Tu vas bientôt me persuader de devenir chrétien !" A quoi Paul-1/ Saül de Tarse répond :" Que ce soit bientôt ou que ce soit bien tard, plaise à Dieu que non seulement toi, mais encore tous ceux qui m'écoutent aujourd'hui, vous deveniez tels que je suis, à l'exception de ces liens."  "Ceux qui m'écoutent" incluent la reine Bérénice présente aux côtés de son frère.  Il est intéressant de rappeler que le public chrétien contemporain de Jean Racine connaît parfaitement ce texte. Pourtant, Racine n'a pas une seconde développée dans sa tragédie cette suggestion de l'apôtre, d'une éventuelle conversion de Bérénice, princesse juive. Il lui a conservé totalement et intégralement son identité juive face à l'empereur Titus.  Racine l'a identifiée à l'Orient jusqu'au nom qu'il attribue à sa confidente : Phénice, (la Phénicie étant géographiquement le territoire frontalier au Nord du territoire dépendant de l'autorité du roi Agrippa.) Par contre le nom du confident de l'empereur Romain, Paulin, suggère par lien sémantique, Paul 1.  Une relation sonore est établie à travers le nom, au narrateur du chemin de Damas.  Titus représente Rome et l'Empire. Cela pourrait être interprété comme une volonté de la part de Jean Racine de conserver Rome comme premier centre de la chrétienté. Et par mimétisme de suggérer au Roi Louis XIV/Titus un lien avec Paul 1, son conseiller.
[10] Actes 24, 24 : "Quelques jours après, Félix vint avec Drusilla, sa femme qui était juive, et fit appeler Paul. Il l'entendit sur la foi du Christ. Mais come Paul discourait sur la justice, sur la tempérance et sur le jugement à venir, Felix effrayé dit : " pour le moment retire-toi, quand j'en trouverai l'occasion, je te rappellerai."
[11] Brahimi Denise Jean Racine et l'Orient  colloque 1999 biblio 17, collection Leiner Tubingen 2003 p. 112
[12]Gheeraert Tony,  Revue  Etudes Epistème, n12  Université de Rouen – Cérédi, Automne 2007
Ibids, p. 16

[13] Goldmann Lucien  Le Dieu Caché,  Gallimard, 1959, p. 417
historiens précisent l'honnêteté de Jean Racine, qui ne passe jamais sous silence l'influence des Anciens en les mentionnant dans ses préfaces de tragédies. L'attachement paradoxal de Port Royal pour les valeurs humanistes en est peut être une hypothèse. Jean Racine place Bérénice sous la caution de Suétone et fait une apologie de ses sources[1].  Il affirme clairement dans la préface de Bérénice, mais aussi dans celles de Britannicus,  d'Iphigénie, de Mithridate, sa fidélité vis-à-vis d'auteurs issus du paganisme.[2]  Comme nous l'avons dis plus haut, Il ne récuse pas Horace[3] ni Sophocle[4] pour leur autorité sur la construction du nœud Tragique. Il confirme sa sujétion à Aristote. Il cite pour leur enseignement de "l'élégance de la diction" des auteurs comiques latins du second siècle avant notre ère[5]. Mais ce ne sont pas là, des historiens. Ce sont des dramaturges, des penseurs des poètes anciens. Le fait que le théâtre racinien assume à la fois les sources Antiques et la pensée janséniste est présenté par la critique contemporaine comme l'hypothèse d'une '' expression des modifications profondes de la structure sociale et politique de la société."[6] Le conflit idéologique au XVIIe siècle qui oppose le pouvoir ecclésiastique, les jansénistes, le pouvoir monarchique filtre jusque dans les préfaces de Jean Racine. On peut donc se poser la question suivante, pourquoi étrangement,  l'historien Tacite, cité dans sa préface de Britannicus,[7] se trouve oublié dans celle de Bérénice, alors que nous verrons plus loin, les écrits de Tacite sont fortement présents dans certains points de détail de la tragédie?  Pourquoi, Flavius Josèphe traduit pour la première fois en français, par le Janséniste et maître de Racine, Arnauld d'Andilly  trois ans avant la représentation de Bérénice, est-il omis, malgré une influence capitale sur le développement de la parole d'Antiochus? Pourquoi la nécessité esthétique d'un théâtre Tragique de caractère janséniste,  conduit-il Racine quand il cite Virgile[8] et la séparation de Didon sacrifiée par Enée, à souligner que, dans l'œuvre antique la rupture implique la perte d'un royaume, d'un amour, et de la vie. Mais que dans sa Bérénice, la mort est remplacée par les larmes: "le dernier Adieu qu'elle dit à Titus"[9] remplace le sacrifice du sang de Didon.[10] Pourquoi souligne-t-il son choix et sa vision de la "simplicité."  Ce qu'il affirme dans sa préface de Mithridate sur sa fidélité à l'histoire antique: "On verra que tous les Historiens ont dis ce que je fais dire ici, à Mithridate"[11] est une phrase qu'il aurait pu totalement justifier pour tragédie de 1670: Jean Racine assume continuellement une fidélité à l'Histoire Antique[12] même dans les passages où Bérénice "transpose sur le plan littéraire la doctrine et l'expérience des solitaires telles qu'elles étaient à l'époque du jansénisme avant 1669"[13]  Est-ce que cela signifierait somme toute,  qu'il y a une souveraine indépendance d'écriture et de pensée qui se jouent des sources comme d'un mécanisme de construction soumis à une transformation radicale dans l'orientation des personnages et de leur ambigüité entre morale janséniste et apport antique?

v. Sources historiques sur la guerre Rome/Judée en Orient

Cette notion de l'Histoire Antique comme sujet Tragique implique d'approfondir un point de recherche sur les sources historiques, qui pour une raison consciente ou non consciente, ne sont pas dévoilées dans la préface - à contrario des sources littéraires - mais directement révélées dans la parole et la poétique des personnages.   Cette absence dans la préface de références à des sources historiques pourtant agissant sur la structure des personnages, pose un problème critique.  L'influence de sources qui témoignent de la présence romaine en Orient, est conséquente sur le déroulement  de l'action émotionnelle. Ces sources rapportent le mouvement de l'armée de Titus. Les villes habitées par Bérénice. Elles sont transcrites par un témoin oculaire (Flavius Joseph.) Traduites par des Jansénistes (d'Andilly.) Ce transfert décisif de l'Orient dans le monde tragique doit être analysé dans son contexte original et dans sa transmission tragique. Ainsi peut être évalué l'utilisation des sources faite par Jean Racine pour composer ce qu'il nomme sa "plus simple des Tragédies"[14]. Les sources utilisées par Racine pour Bérénice font toutes références à la rébellion des Juifs contre Rome, résumée au vers 104 par deux mots "Rebelle Judée" - on peut y entendre Belle et Rebelle - Ces sources antiques rapportant des actes de guerre ayant eu lieu à Jérusalem, instruisent le spectateur sur les mouvements de l'armée Romaine et de ses alliés. Elles ont permis de structurer le personnage du  Roi de Comagène. En aucun cas, ce personnage n'est imaginaire. Les sources historiques jouent un rôle mnémonique dans l'intrigue : Quand elles font références au siège de Jérusalem (à sa longueur, à la difficulté des batailles quotidiennes qui laissaient le doute sur la finalité de la victoire) elles paraissent avec discrétion, filtrées par les sonorités, dans un rôle de conservation de traumatisme de guerre : "Je n'ai pas oublié / Il se souvient'' L'orient est un souvenir de guerre, de gloire et de douleur[15].

Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.  (105 -106)

Quand les sources nomment des lieux spécifiques de l'Orient géographique, Racine les utilise comme éléments mémorisés responsables d'une impression psychique qui continuent à influer sur le comportement du personnage :

Dans l'Orient désert quel devint mon ennui
Je demeurai longtemps errant dans Césarée
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. (235- 236)

Racine exalte une mémoire de l'Orient dans l'hypermnésie amoureuse du Roi de Commagène en poétisant les matériaux historiques. Les sources enseignent que Bérénice née en Orient, vécut à Césarée Philippi. (Ancienne Banyas)[16] – Et c'est par ces sources historiques que nous apprenons que le Roi de Comagène vint à Césarée de Philippi, capitale du Roi Agrippa, frère de Bérénice.[17]

Il vous souvient  des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux[18]…(189)

Racine dépend avant tout pour l'authenticité des "souvenirs" qu'il attribue aux personnages de Bérénice, de l'historiographe de Titus. Mais les sources antiques ne sont jamais utilisées comme hypothèse historique brute, elles révèlent l'attachement sentimental à une période de la guerre en Orient. Les références à la Judée et à sa rébellion permettent d'exposer les conflits et la conscience nostalgique. C'est dans la tragédie de Bérénice que se fait la première approche racinienne de l'histoire de l'Orient. Cette présence joue sur deux différents plans : Géographique en tant que territoires et politique en tant qu'opposition à l'Occident. C'est-à-dire contraire aux valeurs politique et esthétique de l'Empire d'où est issu Titus et dont l'Ancien Régime se veut être le représentant. L'Orient racinien de Bérénice est une matrice vers laquelle on ne retourne pas sous peine de régression. Le futur étant Rome et Titus. L'orient devient alors le second lieu de l'œuvre qui se joue à Rome. Ce n'est pas un lieu de station. Mais un lieu de mémoire. Pour la première fois, Jean Racine révèle dans sa poétique un orient géographique, l'étête de sa source biblique, le fait intervenir comme sentinelle de la mémoire de l'empereur, comme source d'angoisse[19] pour la Reine dite de Palestine[20]et comme fantôme douloureux pour le Roi de Commagène dont la conscience pathologiquement mélancolique est hantée à Rome, par ses souvenirs d'orient. Dans Bérénice, les personnages se confrontent à ce territoire invisible, ils s'y sont battus.[21] Ils s'y sont aimés.[22] Ils l'ont quitté.[23] Il hante Rome ;[24] à contre cœur, Bérénice y est renvoyée[25]:
"Ce dépôt précieux que je ne puis garder
Jusque dans l'Orient je veux qu'il la ramène. (486 487)



[1]  Racine, Jean "Cette Action est très fameuse dans l'Histoire, et je l'ai trouvé très propre pour le Théâtre." Préface de Bérénice, Racine  Théâtre Poésie, Ed. Pléiade, Gallimard, 1999, p. 450
[2] Racine, Jean:" Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une Tragédie avec cette simplicité d'Action qui a été si fort du goût des Anciens. Car c'est un des premiers préceptes qu'ils nous ont laissés" Préface de Bérénice, Racine  Théâtre Poésie, Ed. Pléiade, Gallimard, 1999, p. 451

[3] Art Poétique, v.23
[4] Racine cite dans la préface de Bérénice: Ajax, Philoctète, Oedipe  Roi. Cette dernière tragédie est considérée comme l'absolu perfection par Aristote dans sa Poétique.
[5] Plaute (254-184 av. J.C.) Térence (190 – 159 av. J.C.)
[6] Goldmann Lucien, Le Dieu Caché, Gallimard, 1959, p. 118
[7] Racine Jean: " Il ne faut qu'avoir lu Tacite pour savoir que, s'il a été un bon Empereur, il a toujours été un très méchant homme." Racine  Théâtre Poésie, Ed. Pléiade, Gallimard, 1999, p.372
[8] Enéide, IV, v. 279-705
[9] Racine, Jean: Préface de Bérénice, Racine  Théâtre Poésie, Ed. Pléiade, Gallimard, 1999, p. 450

[10] Ibid.," Ce n'est pas nécessaire qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie."
[11] Ibid., Préface de Mithridate p. 629
[12] Racine Jean: "Car excepté quelque événement que j'ai un peu approché par le droit que donne la Poésie, tout le monde reconnaîtra aisément que j'ai suivi l'Histoire avec beaucoup de fidélité."  Préface de Mithridate, Racine  Théâtre Poésie, Ed. Pléiade, Gallimard, 1999, p.629
[13] Goldmann Lucien, Le Dieu Caché,  Gallimard p. 419
[14] Preface.
[15] "Je n'ai pas oublié Prince, que ma victoire
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire" (v. 687)
[16] Au pied du mont Hermon dans la vallée l'ancienne ville biblique de Baal Gad, Banyas (Panias, Panion, Néronias ou Caesarea Philippi) est un lieu archéologique important pour l'histoire du Proche Orient. Ce lieu, témoigne du passage des différentes civilisations antiques. Dans le but de rivaliser avec le centre sémite de Dan, les lagides, dynastie pharaonique issue de Ptolémée y construisirent dans la grotte un centre cultuel dédié à Pan - protecteur des bergers, de la nature, des armées en occasionnant des pan-iques dans les armées adverses– Puis le roi Séleucide Antiochus III, de la dynastie hellénistique qui concurrençait la dynastie Ptolémaïque, y mena en 198 avant notre ère, une bataille décisive. Ses 100 000 fantassins conquirent le nord, de la vallée de la Bekaa jusqu'à l'actuel Liban. A la fin du premier siècle avant notre ère, Rome met Baniyas, ses sources et ses territoires sous le contrôle d'Hérode qui y construisit un Temple : "Hérode dédia à Auguste un Temple en marbre blanc près des sources du Jourdain, au lieu appelé Panion. Une montagne y dresse son sommet à une immense hauteur et ouvre dans la cavité de son flanc une grotte, où plonge un précipice escarpé. Une masse d'eau calme y est enfermée. De cette grotte jaillissent les sources qui selon l'opinion courante donnent naissance au Jourdain."(Flavius Joseph, Guerre des Juifs, Livre 1 – 403) A sa mort, le territoire est partagé entre ses descendants. Son fils, Hérode Philippe hérite de Banyias. Il en fait sa capitale sous le nom de Caesarea Philippi. Il règne alors sur tout le territoire Nord. En 29, pour commémorer la fondation de Caesarea Philippi, sur l'ancienne ville de Banyas, il fait fondre des pièces de monnaie.  Le roi Agrippa II en hérite.  Il y vécut pendant la période de la révolte contre Rome avec sa sœur Bérénice.  Rome regardait avec grand intérêt ce site stratégique de part sa richesse en eau et sa situation. Après la destruction du Temple en 70, Titus et son armée y séjourna : '' Titus quitta Caesarea Maritima pour Caesarea Philippi, où il séjourna longtemps et donna des spectacles. Beaucoup de prisonniers périrent en combattant les bêtes féroces, ou en luttant les uns contre les autres."(Flavius Joseph Guerre des Juifs IV- 21)Une forte communauté juive resta implantée dans la ville après le passage de l'armée romaine. Le Talmud mentionne la cité comme un des lieux d'étude (Tosefta Sukka 1:9 et B. Sukkah 27b) il est rapporté qu'un des sages Rabbi Eliezer ben Hyrcanus, y partagea la sukkah de Yohanan ben Rabbi Ilai et qu'un des sages de la troisième génération, le Rabbi Jose ben Kisma, y vécut.

[17] (Voir note)
[18] Par deux fois le terme Lieu pour Césarée en Orient est répété - (voir note 44) – la notion de Lieu est caractéristique du cheminement amoureux chez Racine. Il contraint au secret intime et atteste de la force de la mémoire géographique, liée à l'histoire de l'Orient et à l'histoire du développement de l'amour pour le personnage du Roi de Commagène comme pour le Chrétien, lié religieusement à l'Orient.
[19] ''…Comment souffrirons nous, Seigneur, que Tant de Mers me séparent de vous"(1114)
[20] Le nom de Palestine est impropre pour la période de Titus et de Bérénice, car il ne sera attribué à la province de Judée que par l'empereur Hadrien qui rebaptisera Jérusalem, Aelia Capitolia.
[21] 'D'avoir rangé sous lui, l'Orient et l'Armée" (428)
[22] "J'aimais je soupirais dans une paix profonde" (455)
[23] "Elle m'écoute mieux que dans la Palestine "(28)
[24] "La de la Palestine, il étend la frontière, il y joint l'Arabie et la Syrie entière" (171/172)
[25] "Jusque dans l'Orient, je veux qu'il la ramène" (487)

Jusque dans l'Orient je veux qu'il la ramène. (486 487)

Dans Bérénice, l'orient emprunté aux sources historiques, n'a pas de présent : Il est avenir. (Lieu de destination du Roi de Commagène et de Bérénice.)  C'est-à-dire équivalent de la mort.
Seigneur que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ? (1114 – 1116)

 Il est advenu. Statufié, sa puissance est éteinte (souvenir du siège de Jérusalem, souvenir de guerre, souvenir de l'endroit où pour la première fois se développe le sentiment amoureux des personnages.) Paradoxalement alors que tous les historiens contemporains des actions décrites dans Bérénice définissent l'Orient comme un terrain de guerre, Racine lui conserve l'image d'une région du passé, immuable, dévolue à la tendresse primordiale : Il est l'endroit où naît l'amour de Titus :

J'ai pour elle vingt fois rendu grâces aux Dieux
D'avoir choisi mon Père au fond de l'Idumée
D'avoir rangé sous lui l'Orient et l'Armée (428)

Il est l'espace de l'Amour partagé de Bérénice :

Plus je veux du passé rappeler la mémoire
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour,
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour (634)

Il est témoin de la tendresse d'Antiochus pour Bérénice : le lieu du "premier trait qui partit de vos yeux" (190) Ainsi l'Orient de Bérénice quoiqu'authentifié par les sources historiques est dépourvu de force active : Sans aucune autre consistance que nostalgique, il est présenté comme sentiment douloureux quant à son futur. Malgré la période cruciale que l'Orient au premier siècle représente pour la chrétienté et pour le Judaïsme, religion dont est issue Bérénice, il est dévalorisé dans Bérénice. L'intérêt de l'action s'est déplacé sur l'occident. Le centre de l'action devient romain.  Cet Orient sortira de sa pétrification et sera rendu actif, uniquement vingt ans plus tard dans Esther en 1689 et Athalie en 1691. Racine inclura alors une atmosphère de piété sacrée à son développement de la représentation de l'Orient. Les sources antiques donnant des informations sur l'Orient historique au premier siècle, ne sont utilisées par Racine en 1670 uniquement dans une représentation de l'immobilité intérieure - temps oriental - immobilité et mémoire qui influent sur le nœud tragique de l'œuvre. Racine manifeste en 1670, d'un refus de dépendance religieuse avec la terre d'origine et crée un monde où Rome ne gouverne pas par les valeurs du monde Ancien. Bérénice, y sera irrévocablement renvoyée. Elle fait partie du monde ancien, figé, statufié. Même si les évocations tragiques de l'Orient offrent des échappées temporelles vers le passé et le futur. L'orient racinien de Bérénice est exclu du présent. L'action tragique étant confinée à une révolution du soleil suivant l'exigence des principes aristotéliciens ces artifices mnémoniques sont nécessaires pour offrir aux spectateurs des échappées temporelles. L'action reste cantonnée à Rome, aux vingt-quatre heures de rigueur. Et elle brosse un bref tableau du fonctionnement de l'empire Romain, substitut théâtral du gouvernement de Louis XIV. Si Racine, par le biais de l'Orient parvient à décloisonner le temps tragique en proposant une vision mémorisée du passé, quand il y fait un rappel de ce que fut la révolte de Judée, il héroïse les combattants même dans la bouche de leurs adversaires, la justice poétique leur rend le souffle. "Les ennemis tranquilles, contemplaient sans péril, nos assauts inutiles"(107-108) Sans oublier la matrice de l'histoire, Racine conserve une lucidité sur le passé, le transcende poétiquement et confirme la nécessité de sa destruction. Mais une nécessité qu'il soumet au service de la rupture des liens entre l'empereur romain Titus et la reine juive orientale. Bérénice ramenée du passé oriental "…Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'empire"(435) y est renvoyée par la rupture de ce "seul lien"(1040) qui maintenait le cœur de l'empereur prisonnier dans cette immobilité du passé où " il se gardait bien d'aller dans l'avenir, chercher ce qui pouvait un jour nous désunir."(1089-1090) Ce principe angoissant de l'orient immuable où on renvoie la reine pour "une absence éternelle"(1108) est développé par Bérénice dans sa réponse de dix alexandrins (1111-1121) dont : "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons nous…"(1113) Ainsi les Anciens et leurs sources historiques sont traités par Racine, comme Titus traite Bérénice. Elles sont appréciées, utilisées puis renvoyées sur leurs terrains d'origine. Après leur première utilisation, un éloignement s'opère. Sont alors favorisées les valeurs contemporaines de la chrétienté. Le retour aux sources permet à Racine, d'être porteur d'une authenticité sans aucun sceau de fidélité et sans envisager une responsabilité historique face aux sources. "Envisagé dans cette perspective, le retour au source se révèle terriblement efficace. En adaptant les Anciens, les arguments de l'histoire sont transcendés par la justice poétique. S'appuyer sur les sources permet de réduire au silence une partie de la critique. Et d'éviter toute incohérence.''[1]  Quand Racine utilise le portrait idéalisé de l'empereur tracé par Flavius Joseph, il en retaille un modèle porteur de vertus chrétiennes. Il confronte Titus aux valeurs jansénistes de la conscience morale et du renoncement "Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus, je lui dirai, Partez, et ne me voyez plus. " (521 /522) Il entreprend dans Bérénice sous un voile allégorique païen, de servir en élève, les poètes de Port Royal, dont Arnauld d'Andilly pourtant réticent à l'égard des récupérations allégoriques des "fables de la mythologie."[2] Port Royal n'a cessé d'admirer, de préserver et de diffuser la culture antique dans une défiance paradoxale pour tout ce qui n'est pas chrétien. L'admiration pour les anciens est retransmise à Jean Racine avec cet antagonisme de fascination et d'opposition.  Ainsi oui, Racine utilise les Anciens comme il le signale dans sa préface, mais sans que sa réécriture ne propose de "ressusciter les ténèbres."[3]  En peintre de la nature humaine, il présente le conflit tragique soigneusement historicisé mais revêtu de valeurs capables de toucher son public. Dans un article Marc Fumaroli rapporte : "Les spectateurs chrétiens loin d'être sommé de croire en l'existence des déités d'autrefois, frémissent au contraire en considérant ces hommes du passé, damnés abandonnés de Dieu, et qui se débattent en vain sous le fléau d'idoles aussi effrayantes que mensongères"[4] La vraisemblance, principe essentiel du classicisme, est respectée. Racine dans Bérénice s'incline devant la traditionnelle représentation des hommes héroïsés. Racine parvient à transposer le modèle antique dans un autre domaine, celui de l'idéal esthétique du XVII e siècle. La base de la pensée vient des anciens, l'origine de la l'histoire vient des anciens, ce n'est donc pas "un retour aux sources" mais un "se maintenir" dans la source originelle en la transcendant. Racine ne crée pas "ex nihilo" mais adapte une matrice aux conventions imposées par l'Ancien Régime.


Sources Antiques de Bérénice, les auteurs :


"Cette action est très fameuse dans l'Histoire et je l'ai trouvée très propre pour le théâtre"[5]   : Trois des personnages présents dans la tragédie de Bérénice, sont uniquement issus de l'Histoire. A divers niveaux, militaire, historique, et politique, ils l'ont marquée. Bérénice, Titus, et Antiochus sont cités dans de nombreuses sources. La Reine Bérénice[6], improprement nommée "Reine de Palestine[7]" est selon Tacite, princesse, fille, épouse et sœur de Rois. Si la totalité des sources historiques référents à ces rôles n'ont pas été utilisées, un nombre conséquent d'informations transmises depuis l'antiquité (Historiaea, Vies, Antiquités Juives, Guerres) transparaissent dans la structure racinienne. Le procédé racinien d'intégration des sources antiques mérite une étude documentée, historicisée et une analyse des conséquences de telles sources sur la poétique racinienne, et sur la composition du héros tragique. Adaptées au regard d'une société dont le savoir valorise héritage et respect du monde antique, les sources utilisées par Racine ont marquées le courant littéraire et le classicisme : Les spectateurs lettrés du XVII e siècle étaient capables d'y faire référence sans se couper des apports poétiques du texte.


Fondement et transmission des sources de Bérénice

i. le devoir impérial

Les références historiques adaptées dans la composition de Bérénice, ne se sont pas affranchies d'une morale qui place le devoir impérial au centre de l'univers. Dans les œuvres historiques latines, (Suétone) comme dans les œuvres transmises en grec (Flavius Josèphe) l'Empereur Romain est Dieu quand il meurt.[8] Il est donc le reflet d'un pouvoir absolu, simple et unique, équivalent à la mort. Aussi toutes les sources historiques utilisées ne peuvent être considérées comme fidèles et libres dans leurs présentations des faits où entrent une déité. Le sujet de Bérénice – histoire d'une rupture entre un empereur romain et une reine de Judée - est représenté comme la "chute sans déchéance"[9], de la structure politique la plus faible. La rupture présente l'affranchissant du pouvoir dominant quant à sa responsabilité politique et sentimentale face au pouvoir royal dominé : le Pouvoir Impérial, Titus rompt tout lien avec la couronne royale, Bérénice représentante d'un peuple vaincu par Rome sur le champ de bataille. Le XVIIe siècle français ne s'affranchit pas des valeurs latines – Le Roi est Dieu sur terre - Même si Racine fait entrer sur scène une perception janséniste des larmes en place de la mort, il sera plus tard, historiographe du Roi [10] comme Flavius Josèphe, pour Titus dans la guerre des Juifs contre Rome – C'est dire, qu'il représente le pouvoir dominant dans sa valeur exacte transmise par les Anciens.  Dieu est simple, même si sur terre il n'est encore qu'un Roi. Jean Racine dans sa préface de Bérénice fait la critique de la critique qui lui reprocherait la simplicité de sa tragédie. "Il y en a qui pense que cette simplicité est une marque  de peu d'inventions.''8  Son sujet témoigne d'une maîtrise parfaite de l'unicité d'action: "ce qui m'en plut d'avantage, c'est que je le trouvais extrêmement simple. Il y a longtemps que je voulais essayer si je pouvais faire une Tragédie avec cette simplicité d'Action qui a été si fort du goût des Anciens. Car c'est un des premiers préceptes qu'ils nous ont laissés.''[11]

ii. Traduction des sources de Bérénice

Le XVIIe siècle lettré, maîtrise parfaitement le latin et le grec. Racine eut accès aux textes originaux, son public lettré aussi, ce qui n'était pas une rareté au XVII e siècle. Ces originaux circulaient par l'intermédiaire des copistes et des éditeurs depuis le XVIe siècle. "Un homme qui a des prétentions à une certaine culture, qui se constitue une bibliothèque de manuscrits et, plus précisément, une collection de manuscrits grecs, n'est pas un phénomène rare au milieu du XVIe siècle. Surtout lorsque cet homme a des contacts réguliers avec l'Italie et en particulier avec Venise, plaque tournante du commerce des manuscrits, en raison entre autres de l'importante population Hellène qui s'y trouve(…) Les principaux collectionneurs de manuscrits grecs sont les souverains et leurs représentants(…)"[12]
C'est dans la perspective d'une analyse des liens tissés entre les sources originales et l'écrit tragique que ce chapitre enquête sur les éléments historiques rapportés des auteurs antiques : Suètone, Tacite et Flavius Joseph, Dio Cassius, sont les références historiques de la Bérénice de Jean Racine.


Suétone[13]:

Dans la volonté de souligner sa fidélité aux sources antiques, Jean Racine cite Suétone en latin dès la première phrase de sa préface de 1670: "Titus Reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam" (Titus, XI) [14] qu'il traduit en français par :" Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu'on croyait, lui avait promis de l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui, malgré elle, dès les premiers jours de son empire. " Si la traduction de la citation est exacte, la citation elle-même, ne l'est pas.[15]  Racine donne du relief à un élément cité par Suétone comme sans conséquence pour l'histoire de Rome – qui par ailleurs s'intéresse peu à l'histoire administrative et politique – pour construire la totalité de sa tragédie. Racine ignore volontairement certaines des informations historiques importantes retransmises par le biographe romain et ne se concentre que sur ce qui permet le développement d'un déchirement passionnel entre deux personnages. Les caractéristiques de l'empereur citées par le biographe romain, quand elles sont


[1]  Champion Honoré La Pratique du Théâtre, éd. Sources Classiques 2001, livre IV, chap.II, "Des Discours en général", p.408.

[2] Chant de la grâce. Port Royal et la poésie d'Arnauld d'Andilly à Racine; ¨Paris, Honoré Champion, "Lumière classique" 2003, p

[3] Ibid.,
[4] Fumaroli Marc, "Entre Athènes et Cnossos : les dieux païens dans Phèdre" Revue d'Histoire littéraire de la France, 1993, n1, p.30- 61, n2, p. 172 -190

[5] Racine, Préface de Bérénice
[6] Elle ne possède aucun royaume, malgré le titre de Reine (TaciteII, ii) elle  est princesse Hérodienne de sang royal.
[7] La Judée se nomme Palestine sous Hadrien – Sous Titus, la Judée est Provinciae Judeae, province romaine.
[8] Suètone, vies, souligne qu'à l'instant de sa mort, Vespasien dit : "Je me sens devenir Dieu" et rappelle qu'Auguste fut déifié à sa mort.
[9] Lévinas Emmanuel, Total et infini (essai sur l'extériorité ) Paris, Livre de Poche 1971
[10] Forestier Georges: "Nommé historiographe du Roi en 1677, au lendemain de Phèdre, il s'est consacré entièrement à la glorieuse tâche – infiniment plus glorieuse que celle de composer des tragédies –d'écrire l'histoire du plus grand roi du monde." Introduction XII,  Racine Théâtre, Pléiade1999
[11] Racine Jean, préface de Bérénice La pleiade, 1999 p. 451
[12] Mondrain B. Copistes et collectionneurs de manuscrits grecs,  article de Walter de Gruyter, 2009
[13] Caius  Suetonus ( 69/130)   - proche de Pline le Jeune, dont on a conservé l'échange de correspondance avec Suétone en latin -eut accès aux archives impériales sous Hadrien, par l'intermédiaire desquelles il rédigea en latin la biographie de 12 des Césars. Ce document reste une source historique importante pour la connaissance du monde antique, au XVII e siècle. Tout comme les traités de grammaire latine de Suétone.
[14]  Georges Forestier (note 2, p.1468 Gallimard, Pleiade, 1999) signale la "tricherie" de Racine par rapport à la fidélité au texte original: Racine se sert de deux éléments distincts dans Suétone et les ramasse en une seule phrase qui concentre le sujet sur le sentiment de Titus qui aimait "passionnément Bérénice"(Titus, VII,1) Forestier signale cette nuance apportée par Racine dans sa citation du texte original et renvoie un passage plus loin (Titus, VII, 4). La phrase de Racine est donc un "raccourci" mémorisé de deux passages. Forestier donne le texte dans son entier. p. 1468

4 Forestier dans ses notes site la trad. Pierre Grimal, Le Livre de poche classique, 1973, p.461 Suétone, Vie des douze Cesars, XI, "Titus"

reprises par Racine sont transposées pour créer un personnage pris de doute. Ce qui est rarement le cas du Titus de Suétone : Un même fait décrit par Suétone et transcrit par Racine, n'a pas le même écho : L'empereur qui n'apparaît qu'au second acte dans l'œuvre racinienne, rappelle dès sa première scène ce passage que Suétone nous livre sur la transformation de son caractère, entre l'avant règne et l'ascension au trône : "…il prolongeait ses orgies jusqu'au milieu de la nuit avec les plus déréglés de ses compagnons. On craignait ainsi son penchant à la débauche…Enfin l'on croyait et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron. Mais cette réputation tourna à son avantage, et ce fut précisément ce qui lui valut le plus de louanges, lorsqu'on s'aperçut qu'au lieu de s'abandonner au vice, il montrait les plus hautes vertus. "(Titus, VII)  Racine reprend pour Titus ce trait de Suétone.  Il christianise l'empereur romain. La conscience janséniste est liée à la nécessité d'une morale supérieure à la satisfaction des plaisirs. Le Titus racinien condamne son passé quand il s'adresse à Paulin :
" Tu ne l'ignores pas, toujours la Renommée
Avec le même éclat n'a pas semé mon nom;
Ma jeunesse nourrie à la cours de Néron
S'égarait cher Paulin, par l'exemple abusée,
Et suivait du plaisir, la pente trop aisée."[1]

L'abandon d'un penchant condamné par le jansénisme est présenté par Racine comme dû à l'influence de Bérénice et non pas comme l'analyse l'auteur latin, suite à la prise de conscience de la charge impériale et de l'importance de la dynastie flavienne :

Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle!
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. (519/520)

A aucun moment Suétone ne fait part d'une influence morale de la Reine d'Orient sur la transformation du caractère de l'empereur romain. Le biographe latin fait part d'une nouvelle orientation prise par le pouvoir impérial, conséquence d'une nouvelle politique en relation avec une prise en considération des besoins du peuple. Un résultat concret de cette évolution politique du pouvoir impérial romain étant le départ de la Reine de Judée: '' Il renvoya Bérénice, malgré lui, malgré elle." (Titus, VII)
Les informations données par Suétone ont été réinterprétées par Racine. Elles restent asservies à la construction tragique. Le style sec, dépourvu d'émotion dramatique de l'historiographe romain n'a pas inspiré le dramaturge plus sensible à une phraséologie du type de celle de Tacite. Néanmoins l'efficacité froide de la prose de Suétone, a laissé des marques sur le portrait de l'empereur racinien: La bonté de Titus signalée par Suétone "D'un caractère très bienveillant…'' ''Il avait pour  maxime constante de ne renvoyer personne sans espérance"  " Il déploya toute la tendresse d'un père, consolant tour à tour les peuples par ses édits "(Titus, VIII) et traduite par Racine en deux vers:
 J'entrepris le bonheur de mille Malheureux
Ma main avec plaisir apprit à se répandre (514/515)
La "facilité extrême pour l'éloquence'' (Suétone, Titus III) est traduite par Racine dans la tirade d'une habilité extrême de Titus[2] alors que cette éloquence se perd totalement quand Titus est confronté à Bérénice.[3] " L'éclat et la modestie" que cite Suétone pour dessiner le caractère de l'empereur Flavien dans son court règne de deux années (Titus, IV) sont traduits par Racine avec l'apport d'une conscience du devoir et de l'honneur :
Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour
Qu'ai-je fait pour l'honneur?...(1029)
La mort de Vespasien a eu lieu le 24 Juin 79, selon Suétone.  La séparation d'avec la Reine de Judée, se situerait le huitième jour de règne de Titus selon Racine, soit entre le 2 et 3 Juillet 79. La notion du temps et du devoir est importante chez Suétone, comme chez Racine. L'empereur romain décrit par Suétone ne compromet jamais ni "sa dignité, ni la justice" (Suétone, VIII) il voit une journée sans avoir accompli une bonne action, comme une journée perdue (Suétone, VIII.) Ce que Racine reprend à l'Acte IV.[4]
Quels pleurs ai-je séchés? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées?
Sais-je combien le Ciel m'a compté de journées ?
Le développement de la notion du déroulement temporel est un des parallèles entre la morale romaine et la tragédie racinienne. Elle est l'enjeu de toute tragédie.  Le temps dans lequel se déroule l'épreuve du héros tragique (24 heures) est en opposition avec celui des Dieux immortels. C'est le principe du rituel tragique qui masque son essence religieuse.[5] Cette unité de temps confrontée à l'unité d'action permet le dévoilement des valeurs du héros. L'homme dans la tragédie combat le temps et le destin dont la maîtrise appartient aux Dieux seuls. La tragédie est l'histoire de la rencontre d'un héros avec ses propres facultés. Le temps fera de lui un héros si sa combativité lui permet de l'infléchir. L'enjeu consiste pour Racine en exposant l'importance du temps pour Titus, à lui donner la maîtrise du destin tragique.[6]
                                           Telle est ma destinée.
Pour elle et pour Titus, il n'y a pas d'hyménée.
D'un espoir si charmant je me flattais en vain,
Prince, il faut qu'elle parte demain.'' (716- 719)

Une autre information transmise avec étonnement par Suétone est traduite par Racine avec le même étonnement. Ce sont les larmes de Titus : Suétone dit "Les larmes versées par Titus, en public surprennent les romains venus assister au combat des gladiateurs et qui assistent aux pleurs de l'empereur" (Suétone, Titus X) Ces larmes sont évoquées chez Racine : "vous êtes Empereur, Seigneur, et vous pleurez" (1154)

Les larmes, la volonté d'infléchir par sa bonté le destin d'autrui, la conscience politique, sont les points du Titus de Suétone qui ont été utilisés par Racine. De sa réputation d'audacieux, de tenace, de négociateur, de fin stratège, de cruel, de tortionnaire, de débauché, de criminel, d'implacable et de clément à la fois, de grand bâtisseur… développée par le biographe romain, Il ne reste rien.


Tacite[7]

L'historien latin qui influença peut être plus profondément le lyrisme de Bérénice, par sa poétique latine "harmonieuse et cadencée"[8] est Tacite (Historiae, V) Tacite se base scrupuleusement sur les sources officielles de l'Etat Romain contemporaines à l'Empereur – utilisant les procès verbaux des séances du Sénat (sénatus Acta), les annales des actions du gouvernement Romain (acta diurna populi Romani.) et les discours des empereurs. Et c'est ce style qui est reproduit - Tacite excelle sur la répétition de termes synonymes, proches,[9] qui insistent appuient sur une idée et développent un rythme répétitif -.
Rome à ce nom si noble et si saint autrefois (382)
Et quoi qu'à ces César fidèle, obéissante (384)
Avec quelle injustice et quelle indignité (933)
Si ma foi si mes pleurs si mes gémissements  974
Je m'agite je cours languissante abattue  955
Il fuit il se dérobe à ma juste fureur  961
De la voir chaque jour, de l'aimer de lui plaire (424)
Etrangère dans Rome, Inconnue à la cour (534)

Tacite, en plus de ce redoublement d'expressions, met en valeur avec un esprit fortement pessimiste des notions morales traduites par le Titus racinien dans son choix de vocabulaire : le devoir de vertu, de dignité, de loyauté héroïque malgré l'insensibilité des divinités : "Les Dieux indifférents de notre sauvegarde n'ont souci que de notre châtiment."[10]  Cette phrase de Tacite est comme la prose d'un alexandrin racinien. La morale romaine que défend Tacite - morale de soumission au sort dirigé par les Dieux, d'acceptation du châtiment exercé par l'épreuve - est suivie par Titus
Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin
Et par plus d'un Héros et par plus d'un Romain.
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
Ils ont tous expliqués cette persévérance
Dont le sort s'attachait à les persécuter
Comme un ordre secret de n'y plus résister." (1421/1426)

Tout comme ces deux vers de Titus sont une courte citation du devoir de sacrifice politique prôné par Tacite :

Vois-je l'Etat penchant au bord du précipice?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifier'' (1003/1004)


[1] Vers 504/508 -
[2] Acte III scène 2, vers 720/770
[3] Acte II scène 4 vers  623/624
[4] "Sais-je combien le Ciel m'a compté de journées?
Et de si peu de jours, si longtemps attendus,
Ah malheureux! Combien j'en ai déjà perdus!
[5] Grosjean Jean: " religieux, le théâtre grec l'est par ses origines.  C'est le trait essentiel de tous les théâtres primitifs. Il est étroitement lié aux cérémonies cultuelles…Les personnages en étaient des héros issus de divinités et en familiarité avec les immortels, pourtant en eux, c'est la condition humaine et le destin des mortels qui était représentés."  Eschyle Sophocle,  La Pléiade, Gallimard, 1977 p.ix-x.
[6] Forestier Georges: "Corneille pouvait passer pour l'un des plus grands créateurs du théâtre occidental, rival moderne des dramaturges antiques, ce que Racine lui concédait sans réticence, il lui importait pour sa part d'être considéré non point seulement comme un très grand auteur de tragédies, ou comme l'égal de Corneille, mais comme l'unique successeur d'Euripide. Il lui importait qu'on dît de lui; le poète tragique par excellence" Théâtre, pléiade, p. xv
[7] Publius Cornelius Tacitus (55/120) consul en 97 et proconsul de 110à 113, est un historien latin qui entre en carrière administrative sous Vespasien. Il est contemporain de Titus.  Il en trace un portrait militaire bref mais précis. Par ailleurs ses brillants essais sur l'éloquence dialogue des orateurs, ses Annales  (16/18 livres) composées entre 115/117  qui ne nous sont parvenues que par extraits développe un style que l'on retrouve dans la poètique racinienne. Ses Historiae (12 livres) dont il ne reste plus que les cinq premiers, racontent l'histoire de Rome de 69 à 96.  Dont le dernier fait commence au siège de Jérusalem par Titus. Dans ces ouvrages historiques Tacite professe une morale du pouvoir basée sur les vertus romaines et stigmate les vices avec force. Son style nerveux, concis, est un genre littéraire qui a sensibilisé Racine, on retrouve une même relation passionnelle et tragique.
[8] Burnouf, J.L. De Tacite, Traduction nouvelle avec le texte en regard. Tome I Paris, Hachette, 1833
[9] Tacite dialogue I,6  veteres et senes / dialogue I, 26: in publicum et in commune/ Memoria ac recordatione  Agric. 4: Velut inglorius et ignobiles  - Posteritati narratus et traditus / Historiae IV, 65 nova et recentia jura, …
Burnouf, p. xxvi

[10] Tacite, Historiae, Introduction


Tacite trace une image de Rome, dès son introduction d'Historiae, passionnée, tragique, proche de l'esthétique racinienne du désordre: "les cérémonies saintes profanées, l'adultère dans les grandes familles, la mer couverte de bannis, les rochers souillés de meurtres; des cruautés plus atroces dans Rome: noblesse, opulence, honneurs refusés ou reçus, comptés pour autant de crimes, et la vertu devenue le plus irrémissible de tous." (Tacite, Introduction, I, 4 -5)  Dans Historiae (V/1, 5)  dont ne nous est parvenue que la première partie, Tacite héroïse Titus face aux  remparts de Jérusalem:" (5) Entré avec ces forces sur le territoire ennemi, Titus s'avance en bon ordre, et s'éclairant avec soin, toujours prêt à combattre, il va camper non loin de Jérusalem."(V/1:5) Témoignage d'un contemporain, que le personnage d'Antiochus complète: La valeur de Titus, surpassait ma fureur…(218) En traçant un portrait proche de celui de Tacite, devant les remparts de Jérusalem:
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines " (230-233)
Tacite informe qu'Antiochus, était présent au combat : Quand Antiochus IV, considéré comme allié des provinces sous dépendances romaines, prit le parti de Vespasien en 70, il envoya son fils Antiochus Epiphane, à la tête de troupes soutenir le siège de Jérusalem.
(…) les légions, la cinquième, la dixième et la quinzième, anciens soldats de Vespasien, le reçurent en Judée.  Il (Titus) y ajouta la douzième qu'il fit venir de Syrie, et ce qu'il avait amené d'Alexandrie de la vingt-deuxième et de la troisième. À la suite marchaient vingt cohortes alliées et huit ailes de cavalerie, sans compter les rois Agrippa et Sohème, les corps auxiliaires du roi Antiochus, enfin tous ceux qu'avait amenés d'Italie et de Rome l'intérêt personnel[1]
Racine donne au personnage Arsace, les répliques issues des informations de Tacite qui font du roi de Commagène un allié de la victoire militaire :
Le Ciel met sur le Trône un prince qui vous aime,
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée
Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux
(v.101/106)
"Je n'ai pas oublié Prince que ma victoire
Devait à vos exploits, la moitié de sa gloire,
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
Plus d'un captif, chargé des fers d'Antiochus
Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées.
(687/692)

L'identité d'Antiochus, transmise par Tacite, Caius Julius Archelaus Antiochus Epiphane, le fait descendre directement du royaume hellénistique syrien, des grandes dynasties de l'empire Séleucide. De plus Tacite nous apprend que sa dynastie règne sur l'une des régions les plus riches des royaumes alliés de Rome. Ce qui fait de lui un roi puissant. Ce que reprend Racine : "Vous que l'Orient compte entre ses plus grands Rois"[2] (v.14) Mais Racine va jusqu'à transformer l'alliance politique en une "amitié des romains" (122) :
Que diront avec moi, la Cour, Rome, l'Empire?
Mais comme votre ami, que ne puis-je point dire? (671/672)
Croit posséder en vous, un Ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous.
Vous ne faîtes qu'un cœur et qu'une âme avec nous." (695/698)
Racine emprunte les informations historiques du personnage d'Antiochus, à Tacite. Il conserve certains éléments stylistiques d'expressions latines, comme l'utilisation de répétitions, de redoublement d'un mot, pour accentuer une impression sonore et mentale. Mais il se dégage promptement de cette influence, pour ouvrir une autre perspective qu'historique à ces emprunts.

Flavius Josèphe[3]
L'influence de l'auteur juif de culture romaine et de langue grecque - ami et contemporain de Titus – doit être analysée pour Bérénice. Cette influence probablement transmise par l'intermédiaire d'Arnaud d'Andilly (1589-1674) qui publia - trois ans avant la création de Bérénice - en 1667, la première traduction française[4] du texte grec porte la marque de Port Royal.  Editée par l'atelier d'imprimerie Pierre Le Petit[5]cette publication semble être déterminante pour certains passages de Bérénice. L'original grec utilisé par Arnaud d'Andilly pour sa traduction fut probablement issue de la publication d'Arnold Arlenius Peraxylus[6]  (1544) qui fut la première édition de l'œuvre de Josèphe.[7] Nous donnerons en exemple un passage mettant en valeur le personnage d'Antiochus: Voici la traduction du poète de Port Royal, concernant le soutien militaire qu'Antiochus roi de Commagène apporta à Titus, selon Flavius Josèphe: [8]
Entre les troupes qu'Antiochus Epiphane avait amenées dans l'armée romaine, il y en avait une de jeunes gens, tous dans la vigueur de l'âge que l'on nommait macédoniens, non qu'ils le fussent de naissance et que tous leur fussent comparables, mais parce qu'ils étaient armés comme eux et instruits dans les mêmes exercices de la guerre,  et de tous les rois soumis à l'Empire romain, nul autre ne se pouvait dire si heureux  que celui de Commagène avant le changement de sa fortune…Lorsque sa fortune lui était encore favorable, son fils, qui était né avec une très grande inclination pour la guerre et si extraordinairement fort que cela le rendait audacieux, dit qu'il s'étonnait de voir que les romains différaient tant à donner l'assaut. Titus sourit et répondit que le champ était ouvert à tout le monde. Et il n'en fallut pas d'avantage à Antiochus. Il alla aussitôt à l'assaut avec ses macédoniens, et sut par sa force et par  son adresse éviter les traits des juifs et leur en lancer: Mais ces jeunes gens qu'il commendait après s'être opiniâtrés au combat par la honte de reculer après tant de belles promesses de ne pas le faire, ne purent soutenir davantage l'effort des juifs. Ainsi, la plupart étant blessés, ils se retirèrent, et firent voir que pour vaincre il faut avoir, outre le courage des Macédoniens, la fortune d'Alexandre.[9]
Les sources rabbiniques de la période confirment le témoignage en y apportant une nuance. Ces sources sont vraisemblablement inconnues de Jean Racine.[10]


[1] Tacite, Historiae, V, 1
[2] Dans sa note 1, p.455,  Georges Forestier écrit:" Historiquement l'imparfait aurait été plus juste, mais il était hors de question pour Racine e mettre en scène un roi déchu." Et il rappelle en note 2,
[3] L'auteur du Bon usage de la trahison (Editions de Minuit) Pierre Vidal-Naquet s'exprime dans la conférence de 2004 sur Flavius Joseph: "Flavius Josèphe, de son vrai nom Joseph Ben Matthias, est un juif né vers 37 après J.-C, d'une famille sacerdotale de Judée, qui, par sa mère, descend des rois asmonéens. Il a reçu une éducation rabbinique auprès de maîtres pharisiens, sadducéens et esséniens. En 66, de retour d'une première mission politique à Rome, il retrouve Jérusalem en pleine insurrection contre Rome. Les troubles gagnent toute la région.
Le Sanhedrin de Jérusalem l'envoie en Galilée où sévissent des intrigues locales avec la mission d'y remettre de l'ordre. (…) assiégé par Vespasien, il se retranche à Jotapata, qui ne tarde pas à capituler.
Il se réfugie alors dans une grotte avec ses compagnons. Pour échapper à l'ennemi, les fugitifs décident de s'entre-tuer par tirage au sort. Il en réchappe avec un compagnon. Il se rend aux Romains, puis rallie leur camp. L'empereur Titus Flavius Vespasianus le libère, le nomme traducteur auprès de son fils, et l'installe confortablement à Rome où il mènera une existence de haut-fonctionnaire jusqu'à sa mort, vers 100. Josèphe, en hommage à son protecteur, a pris le nom de Titus Flavius Josephus. C'est sous ce nom que nous est parvenue son œuvre d'historien, de mémorialiste et de polémiste, publiée sous les trois empereurs flaviens : Vespasien, Titus et Domitien. Ce seront : La Guerre des Juifs, Les Antiquités judaïques, Contre Apion et Autobiographie, œuvre unique en son genre. Rédigée d'abord en araméen entre 74 et 79, selon ce qu'il nous dit, La Guerre des Juifs est un traité historique couvrant trois siècles de l'histoire juive. C'est pratiquement la seule source dont nous disposions sur cette guerre, qui s'est déroulée entre 66 et 74. Les Antiquités judaïques, éditées une première fois entre 93 et 94 sous Domitien, puis rééditées six ans plus tard, forment en vingt livres une sorte d'adaptation de la Bible destinée à un public large, inspirée de la bible grecque, La Septante*. Contre Apion et Autobiographie sont des traités polémiques : le premier, écrit entre 93 et 96, tente de démontrer l'antériorité du peuple juif sur le peuple égyptien et le second, relate sa vie depuis l'enfance jusqu'au règne de Domitien et surtout "refait l'histoire" de ces positions politiques successives. On sait avec certitude que Flavius Josèphe parlait l'araméen, mais le premier texte écrit en araméen de La Guerre des juifs a été perdu. On n'en a aucune trace. Cet texte aurait été refondu et remanié, avec des collaborations d'auteurs grecs, entre 75 et 79. Ce qui fait l'intérêt de Flavius Josèphe est qu'il reste l'un des rares auteurs à avoir transmis la tradition judaïque après la prise de Jérusalem, tradition dont il considérait que la diaspora était une des expressions.
Son œuvre a été transmise par les Romains, puis par les Chrétiens, les Réformés et les Jansénistes. Les juifs eux-mêmes ne s'y sont intéressés qu'à partir du XVIe siècle. Elle ne sera traduite en hébreu qu'au XIXe siècle. L'œuvre de Flavius Josèphe a connu moins de succès en France qu'en Angleterre, où ses textes sont édités en livres de poche, car il reste le grand homme des Réformés et des Jansénistes. Son accueil en France à l'époque classique concernait justement les Réformés et les Jansénistes. C'était l'un de ces derniers, Arnaud d'Andilly, qui fut au XVIIe siècle le principal traducteur de Josèphe. (Propos recueillis par Florence Groshens)
[4] Histoire des Juifs écrite par Flavius Joseph sous le titre de Antiquités judaïques, traduite sur l'original grec revu sur divers manuscrits par Arnaud d'Andilly. Paris, Pierre Le Petit, 1667 In-folio. 772 pages.  L'édition qu'utilisa Racine est belle: reliure de pleine basane noire, dos orné de fleurons, titres dorés,  superbe typographie à grandes marges, illustration de Chauveau:  3 gravures, 2 cartes. Le texte d'Arnaud d'Andilly est publié aux éditions Lidis en 1968 adapté en français moderne par J.A.C. Buchon.
[5] Pierre Le Petit (1617/1686) Travaille avec les ateliers d'imprimerie de son beau-père, Jean Camusat, puis s'installer à l'enseigne de la Croix d'or (devise in hoc signo vinces).Il devient l'imprimeur de l'Académie française (1643). Il édite les œuvres liées à Port-Royal, dont Pascal. Son atelier sera perquisitionné lors de l'impression des Provinciales. (Wikipédia)
[6] Arnoud de Lens, Arnout van Eyndhouts(1510-1582) poète, philosophe, Libraire à Venise, de l'ambassadeur d'Espagne, Hurtado de Mendoza, en 1542, dont il dirige la collection de manuscrits grecs et de vient la principale source pour la transmission des textes grecs anciens. Il produit la première publication en grec de l'œuvre de Flavius Joseph (Basle, Fieronymus Froben 1544)
[7] Celle de l'auteur anglais T.Lodge (1558-1625) contemporain de Shakespeare (Théâtre du Globe, 1606) traducteur de Flavius Joseph (1602) a transitée par Paris vers 1610, pouvait ne pas lui être inconnue. Mais c'est celle d'Arnaud qui dû prévaloir de par ses relations avec Port Royal.
[8] Flavius Joseph, La guerre des Juifs contre Rome traduction Arnauld d'Andilly – (adaptée en français moderne par J.A.C Buchon) Edition Lidis, 1968 p.248, 249.
[9] Voici la traduction du même passage par François Dominique Fournier : " Sur ces entrefaites parut Antiochus Epiphane [9][63], conduisant une nombreuse infanterie, et autour de lui la troupe dite des Macédoniens : c'étaient des soldats tous du même âge, de haute taille, à peine sortis de l'adolescence, armés et exercés à la mode macédonienne ; c'est de là que la plupart tiraient leur nom, bien qu'ils n'appartinssent pas de naissance à cette nation. De tous les rois soumis aux Romains, celui de Commagène était assurément le plus prospère, avant d'avoir connu le retour de la Fortune. Lui aussi montra dans sa vieillesse qu'on ne doit appeler aucun homme heureux avant sa mort[9][64]. C'est alors, durant sa prospérité, que son fils, qui assistait au siège, exprima son étonnement de voir les Romains hésiter à courir contre le rempart ; car il était lui-même d'un caractère guerrier, naturellement hardi et si vigoureux que ses coups d'audace étaient presque toujours couronnés de succès. A ses propos Titus sourit : « L'effort, dit-il, appartient à tous ». Alors Antiochus s'élança, sans autre préparation, contre le mur, avec ses Macédoniens. Il évita, grâce à sa vigueur et à son adresse, les projectiles des Juifs, en leur répondant à coup de flèches, mais les jeunes gens qui l'accompagnaient furent, à la réserve d'un petit nombre, complètement accablés ; car ils rivalisaient d'ardeur au combat et se piquaient d'honneur, à cause de l'engagement qu'ils avaient pris. Enfin ils reculèrent ; un grand nombre étaient blessés, et ils comprirent à la réflexion que même les vrais Macédoniens, pour être vainqueurs, ont encore besoin de la fortune d'Alexandre."

[10] "Face à la résolution des Jérusalémites, Titus fit mettre en place un bélier contre la muraille. Il voulait l'enfoncer pour d'une part libérer les Romains capturés par les chefs Zélotes et d'autre part, tuer tous les rebelles. Titus avait pour allié Namganim, le fils d'Antiochus le Macédonien. L'empereur Vespasien, le père de Titus, lui avait ordonné de ce joindre aux troupes romaines. Ce jeune homme, célèbre pour la rapidité de sa course, manquait d'intelligence : Il dit à Titus : "Je suis très étonné. Toi, qui es capable de dominer toutes les nations de la terre, pourquoi perds-tu tant de temps ? Pourquoi ne peux –tu pas tuer les juifs se tenant sur la muraille extérieure ?"Titus sourit au jeune prince et dit : "Pourquoi parler au lieu d'agir, fais preuve de ton courage contre les Juifs ?"Le prince rassembla tous ses soldats macédoniens et engagea une bataille contre les Israélites. Ces derniers méprisaient cet ennemi qui usait des flèches et de lances.  Les Juifs devant la muraille et ceux qui la défendaient en surplomb décimèrent les troupes macédoniennes. En fait, pas un seul Macédonien n'échappa au massacre, excepté le jeune prince qui grâce à sa vélocité trouva le salut en rejoignant Titus. Ce jeune homme était le descendant d'Alexandre le Grand. Lors de cet événement le prêtre Josèphe se trouvait auprès de Titus. Il dit au prince : "de qui es-tu le fils ?"-Je représente la dixième génération de la descendance d'Alexandre.- Sans doute, je le constate à ton courage, mais le courage nécessite de la force ? Quiconque désire être un souverain à l'image d'Alexandre, doit faire preuve de puissance. Si tu veux être tel que lui, lutte contre une nation puissante pareille aux Israélites, mon Peuple. Nous savons qu'Alexandre vint seul dans une cité à la nuit tombée. Il posa une échelle contre le rempart de la cité et tout au long de la nuit, tua une grande partie des habitants. Le matin, le peuple s'écria : "Quel est ce terrible fracas dans la ville ?" d'autres : Personne n'ignore qu'Alexandre est dans la cité.  Les hommes coururent, abattirent les portes de la ville, l'envahirent et sauvèrent le roi Alexandre. Notre Roi David combattit également seul avec les géants. Alexandre lutta seul dans la ville. David affronta seul les Nefilim. Nous savons que lors de son attaque, Alexandre fut sauvé par les péchés de ses habitants. Le Roi David dut son salut grâce à l'esprit saint qui l'accompagnait constamment.  Vous aussi Prince, vous serez protégé et ne mourrez pas à Jérusalem lors de votre combat contre les Juifs, vous serez protégé par les péchés de Jérusalem. C'est là un piège mortel pour eux." (Meam Loez, Histoire de Tisha Beav, Anthologie de la Tora, par Rabbi Yaacov Couli, et Rabbi Yits'hak Bakhor Agruit, première édition 1773) traduction Hanokh ben Moshe, Jérusalem Moznaim Publishing Corporation.