samedi 8 octobre 2011

Souces Historiques sur la Guerre des Juifs contre Rome - Recherche sur Bérénice par Saskia Cohen Tanugi

v. Sources historiques sur la guerre Rome/Judée en Orient

Cette notion de l'Histoire Antique comme sujet Tragique implique d'approfondir un point de recherche sur les sources historiques, qui pour une raison consciente ou non consciente, ne sont pas dévoilées dans la préface - à contrario des sources littéraires - mais directement révélées dans la parole et la poétique des personnages.   Cette absence dans la préface de références à des sources historiques pourtant agissant sur la structure des personnages, pose un problème critique.  L'influence de sources qui témoignent de la présence romaine en Orient, est conséquente sur le déroulement  de l'action émotionnelle. Ces sources rapportent le mouvement de l'armée de Titus. Les villes habitées par Bérénice. Elles sont transcrites par un témoin oculaire (Flavius Joseph.) Traduites par des Jansénistes (d'Andilly.) Ce transfert décisif de l'Orient dans le monde tragique doit être analysé dans son contexte original et dans sa transmission tragique. Ainsi peut être évalué l'utilisation des sources faite par Jean Racine pour composer ce qu'il nomme sa "plus simple des Tragédies"[1]. Les sources utilisées par Racine pour Bérénice font toutes références à la rébellion des Juifs contre Rome, résumée au vers 104 par deux mots "Rebelle Judée" - on peut y entendre Belle et Rebelle - Ces sources antiques rapportant des actes de guerre ayant eu lieu à Jérusalem, instruisent le spectateur sur les mouvements de l'armée Romaine et de ses alliés. Elles ont permis de structurer le personnage du  Roi de Comagène. En aucun cas, ce personnage n'est imaginaire. Les sources historiques jouent un rôle mnémonique dans l'intrigue : Quand elles font références au siège de Jérusalem (à sa longueur, à la difficulté des batailles quotidiennes qui laissaient le doute sur la finalité de la victoire) elles paraissent avec discrétion, filtrées par les sonorités, dans un rôle de conservation de traumatisme de guerre : "Je n'ai pas oublié / Il se souvient'' L'orient est un souvenir de guerre, de gloire et de douleur[2].

Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d'un long siège douteux.  (105 -106)

Quand les sources nomment des lieux spécifiques de l'Orient géographique, Racine les utilise comme éléments mémorisés responsables d'une impression psychique qui continuent à influer sur le comportement du personnage :

Dans l'Orient désert quel devint mon ennui
Je demeurai longtemps errant dans Césarée
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. (235- 236)

Racine exalte une mémoire de l'Orient dans l'hypermnésie amoureuse du Roi de Commagène en poétisant les matériaux historiques. Les sources enseignent que Bérénice née en Orient, vécut à Césarée Philippi. (Ancienne Banyas)[3] – Et c'est par ces sources historiques que nous apprenons que le Roi de Comagène vint à Césarée de Philippi, capitale du Roi Agrippa, frère de Bérénice.[4]

Il vous souvient  des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux[5]…(189)

Racine dépend avant tout pour l'authenticité des "souvenirs" qu'il attribue aux personnages de Bérénice, de l'historiographe de Titus. Mais les sources antiques ne sont jamais utilisées comme hypothèse historique brute, elles révèlent l'attachement sentimental à une période de la guerre en Orient. Les références à la Judée et à sa rébellion permettent d'exposer les conflits et la conscience nostalgique. C'est dans la tragédie de Bérénice que se fait la première approche racinienne de l'histoire de l'Orient. Cette présence joue sur deux différents plans : Géographique en tant que territoires et politique en tant qu'opposition à l'Occident. C'est-à-dire contraire aux valeurs politique et esthétique de l'Empire d'où est issu Titus et dont l'Ancien Régime se veut être le représentant. L'Orient racinien de Bérénice est une matrice vers laquelle on ne retourne pas sous peine de régression. Le futur étant Rome et Titus. L'orient devient alors le second lieu de l'œuvre qui se joue à Rome. Ce n'est pas un lieu de station. Mais un lieu de mémoire. Pour la première fois, Jean Racine révèle dans sa poétique un orient géographique, l'étête de sa source biblique, le fait intervenir comme sentinelle de la mémoire de l'empereur, comme source d'angoisse[6] pour la Reine dite de Palestine[7]et comme fantôme douloureux pour le Roi de Commagène dont la conscience pathologiquement mélancolique est hantée à Rome, par ses souvenirs d'orient. Dans Bérénice, les personnages se confrontent à ce territoire invisible, ils s'y sont battus.[8] Ils s'y sont aimés.[9] Ils l'ont quitté.[10] Il hante Rome ;[11] à contre cœur, Bérénice y est renvoyée[12]:
"Ce dépôt précieux que je ne puis garder
Jusque dans l'Orient je veux qu'il la ramène. (486 487)

Dans Bérénice, l'orient emprunté aux sources historiques, n'a pas de présent : Il est avenir. (Lieu de destination du Roi de Commagène et de Bérénice.)  C'est-à-dire équivalent de la mort.
Seigneur que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ? (1114 – 1116)

 Il est advenu. Statufié, sa puissance est éteinte (souvenir du siège de Jérusalem, souvenir de guerre, souvenir de l'endroit où pour la première fois se développe le sentiment amoureux des personnages.) Paradoxalement alors que tous les historiens contemporains des actions décrites dans Bérénice définissent l'Orient comme un terrain de guerre, Racine lui conserve l'image d'une région du passé, immuable, dévolue à la tendresse primordiale : Il est l'endroit où naît l'amour de Titus :

J'ai pour elle vingt fois rendu grâces aux Dieux
D'avoir choisi mon Père au fond de l'Idumée
D'avoir rangé sous lui l'Orient et l'Armée (428)

Il est l'espace de l'Amour partagé de Bérénice :

Plus je veux du passé rappeler la mémoire
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour,
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour (634)

Il est témoin de la tendresse d'Antiochus pour Bérénice : le lieu du "premier trait qui partit de vos yeux" (190) Ainsi l'Orient de Bérénice quoiqu'authentifié par les sources historiques est dépourvu de force active : Sans aucune autre consistance que nostalgique, il est présenté comme sentiment douloureux quant à son futur. Malgré la période cruciale que l'Orient au premier siècle représente pour la chrétienté et pour le Judaïsme, religion dont est issue Bérénice, il est dévalorisé dans Bérénice. L'intérêt de l'action s'est déplacé sur l'occident. Le centre de l'action devient romain.  Cet Orient sortira de sa pétrification et sera rendu actif, uniquement vingt ans plus tard dans Esther en 1689 et Athalie en 1691. Racine inclura alors une atmosphère de piété sacrée à son développement de la représentation de l'Orient. Les sources antiques donnant des informations sur l'Orient historique au premier siècle, ne sont utilisées par Racine en 1670 uniquement dans une représentation de l'immobilité intérieure - temps oriental - immobilité et mémoire qui influent sur le nœud tragique de l'œuvre. Racine manifeste en 1670, d'un refus de dépendance religieuse avec la terre d'origine et crée un monde où Rome ne gouverne pas par les valeurs du monde Ancien. Bérénice, y sera irrévocablement renvoyée. Elle fait partie du monde ancien, figé, statufié. Même si les évocations tragiques de l'Orient offrent des échappées temporelles vers le passé et le futur. L'orient racinien de Bérénice est exclu du présent. L'action tragique étant confinée à une révolution du soleil suivant l'exigence des principes aristotéliciens ces artifices mnémoniques sont nécessaires pour offrir aux spectateurs des échappées temporelles. L'action reste cantonnée à Rome, aux vingt-quatre heures de rigueur. Et elle brosse un bref tableau du fonctionnement de l'empire Romain, substitut théâtral du gouvernement de Louis XIV. Si Racine, par le biais de l'Orient parvient à décloisonner le temps tragique en proposant une vision mémorisée du passé, quand il y fait un rappel de ce que fut la révolte de Judée, il héroïse les combattants même dans la bouche de leurs adversaires, la justice poétique leur rend le souffle. "Les ennemis tranquilles, contemplaient sans péril, nos assauts inutiles"(107-108) Sans oublier la matrice de l'histoire, Racine conserve une lucidité sur le passé, le transcende poétiquement et confirme la nécessité de sa destruction. Mais une nécessité qu'il soumet au service de la rupture des liens entre l'empereur romain Titus et la reine juive orientale. Bérénice ramenée du passé oriental "…Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'empire"(435) y est renvoyée par la rupture de ce "seul lien"(1040) qui maintenait le cœur de l'empereur prisonnier dans cette immobilité du passé où " il se gardait bien d'aller dans l'avenir, chercher ce qui pouvait un jour nous désunir."(1089-1090) Ce principe angoissant de l'orient immuable où on renvoie la reine pour "une absence éternelle"(1108) est développé par Bérénice dans sa réponse de dix alexandrins (1111-1121) dont : "Dans un mois, dans un an, comment souffrirons nous…"(1113) Ainsi les Anciens et leurs sources historiques sont traités par Racine, comme Titus traite Bérénice. Elles sont appréciées, utilisées puis renvoyées sur leurs terrains d'origine. Après leur première utilisation, un éloignement s'opère. Sont alors favorisées les valeurs contemporaines de la chrétienté. Le retour aux sources permet à Racine, d'être porteur d'une authenticité sans aucun sceau de fidélité et sans envisager une responsabilité historique face aux sources. "Envisagé dans cette perspective, le retour au source se révèle terriblement efficace. En adaptant les Anciens, les arguments de l'histoire sont transcendés par la justice poétique. S'appuyer sur les sources permet de réduire au silence une partie de la critique. Et d'éviter toute incohérence.''[13]  Quand Racine utilise le portrait idéalisé de l'empereur tracé par Flavius Joseph, il en retaille un modèle porteur de vertus chrétiennes. Il confronte Titus aux valeurs jansénistes de la conscience morale et du renoncement "Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus, je lui dirai, Partez, et ne me voyez plus. " (521 /522) Il entreprend dans Bérénice sous un voile allégorique païen, de servir en élève, les poètes de Port Royal, dont Arnauld d'Andilly pourtant réticent à l'égard des récupérations allégoriques des "fables de la mythologie."[14] Port Royal n'a cessé d'admirer, de préserver et de diffuser la culture antique dans une défiance paradoxale pour tout ce qui n'est pas chrétien. L'admiration pour les anciens est retransmise à Jean Racine avec cet antagonisme de fascination et d'opposition.  Ainsi oui, Racine utilise les Anciens comme il le signale dans sa préface, mais sans que sa réécriture ne propose de "ressusciter les ténèbres."[15]  En peintre de la nature humaine, il présente le conflit tragique soigneusement historicisé mais revêtu de valeurs capables de toucher son public. Dans un article Marc Fumaroli rapporte : "Les spectateurs chrétiens loin d'être sommé de croire en l'existence des déités d'autrefois, frémissent au contraire en considérant ces hommes du passé, damnés abandonnés de Dieu, et qui se débattent en vain sous le fléau d'idoles aussi effrayantes que mensongères"[16] La vraisemblance, principe essentiel du classicisme, est respectée. Racine dans Bérénice s'incline devant la traditionnelle représentation des hommes héroïsés. Racine parvient à transposer le modèle antique dans un autre domaine, celui de l'idéal esthétique du XVII e siècle. La base de la pensée vient des anciens, l'origine de la l'histoire vient des anciens, ce n'est donc pas "un retour aux sources" mais un "se maintenir" dans la source originelle en la transcendant. Racine ne crée pas "ex nihilo" mais adapte une matrice aux conventions imposées par l'Ancien Régime.



[1] Preface.
[2] "Je n'ai pas oublié Prince, que ma victoire
Devait à vos exploits la moitié de sa gloire" (v. 687)
[3] Au pied du mont Hermon dans la vallée l'ancienne ville biblique de Baal Gad, Banyas (Panias, Panion, Néronias ou Caesarea Philippi) est un lieu archéologique important pour l'histoire du Proche Orient. Ce lieu, témoigne du passage des différentes civilisations antiques. Dans le but de rivaliser avec le centre sémite de Dan, les lagides, dynastie pharaonique issue de Ptolémée y construisirent dans la grotte un centre cultuel dédié à Pan - protecteur des bergers, de la nature, des armées en occasionnant des pan-iques dans les armées adverses– Puis le roi Séleucide Antiochus III, de la dynastie hellénistique qui concurrençait la dynastie Ptolémaïque, y mena en 198 avant notre ère, une bataille décisive. Ses 100 000 fantassins conquirent le nord, de la vallée de la Bekaa jusqu'à l'actuel Liban. A la fin du premier siècle avant notre ère, Rome met Baniyas, ses sources et ses territoires sous le contrôle d'Hérode qui y construisit un Temple : "Hérode dédia à Auguste un Temple en marbre blanc près des sources du Jourdain, au lieu appelé Panion. Une montagne y dresse son sommet à une immense hauteur et ouvre dans la cavité de son flanc une grotte, où plonge un précipice escarpé. Une masse d'eau calme y est enfermée. De cette grotte jaillissent les sources qui selon l'opinion courante donnent naissance au Jourdain."(Flavius Joseph, Guerre des Juifs, Livre 1 – 403) A sa mort, le territoire est partagé entre ses descendants. Son fils, Hérode Philippe hérite de Banyias. Il en fait sa capitale sous le nom de Caesarea Philippi. Il règne alors sur tout le territoire Nord. En 29, pour commémorer la fondation de Caesarea Philippi, sur l'ancienne ville de Banyas, il fait fondre des pièces de monnaie.  Le roi Agrippa II en hérite.  Il y vécut pendant la période de la révolte contre Rome avec sa sœur Bérénice.  Rome regardait avec grand intérêt ce site stratégique de part sa richesse en eau et sa situation. Après la destruction du Temple en 70, Titus et son armée y séjourna : '' Titus quitta Caesarea Maritima pour Caesarea Philippi, où il séjourna longtemps et donna des spectacles. Beaucoup de prisonniers périrent en combattant les bêtes féroces, ou en luttant les uns contre les autres."(Flavius Joseph Guerre des Juifs IV- 21)Une forte communauté juive resta implantée dans la ville après le passage de l'armée romaine. Le Talmud mentionne la cité comme un des lieux d'étude (Tosefta Sukka 1:9 et B. Sukkah 27b) il est rapporté qu'un des sages Rabbi Eliezer ben Hyrcanus, y partagea la sukkah de Yohanan ben Rabbi Ilai et qu'un des sages de la troisième génération, le Rabbi Jose ben Kisma, y vécut.

[4] (Voir note)
[5] Par deux fois le terme Lieu pour Césarée en Orient est répété - (voir note 44) – la notion de Lieu est caractéristique du cheminement amoureux chez Racine. Il contraint au secret intime et atteste de la force de la mémoire géographique, liée à l'histoire de l'Orient et à l'histoire du développement de l'amour pour le personnage du Roi de Commagène comme pour le Chrétien, lié religieusement à l'Orient.
[6] ''…Comment souffrirons nous, Seigneur, que Tant de Mers me séparent de vous"(1114)
[7] Le nom de Palestine est impropre pour la période de Titus et de Bérénice, car il ne sera attribué à la province de Judée que par l'empereur Hadrien qui rebaptisera Jérusalem, Aelia Capitolia.
[8] 'D'avoir rangé sous lui, l'Orient et l'Armée" (428)
[9] "J'aimais je soupirais dans une paix profonde" (455)
[10] "Elle m'écoute mieux que dans la Palestine "(28)
[11] "La de la Palestine, il étend la frontière, il y joint l'Arabie et la Syrie entière" (171/172)
[12] "Jusque dans l'Orient, je veux qu'il la ramène" (487)
[13]  Champion Honoré La Pratique du Théâtre, éd. Sources Classiques 2001, livre IV, chap.II, "Des Discours en général", p.408.

[14] Chant de la grâce. Port Royal et la poésie d'Arnauld d'Andilly à Racine; ¨Paris, Honoré Champion, "Lumière classique" 2003, p

[15] Ibid.,
[16] Fumaroli Marc, "Entre Athènes et Cnossos : les dieux païens dans Phèdre" Revue d'Histoire littéraire de la France, 1993, n1, p.30- 61, n2, p. 172 -190
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