samedi 8 octobre 2011

Sources Antiques et Légitimité Historique - Bérénice - Saskia COHEN TANUGI - Recherche Depart. Théâtre/Langues Romanes Section Français


i.                    Sources Antiques et légitimité historique

Les sources non citées dans la préface sont majoritairement issues d'un corpus d'historiens ou d'historiographes d'expression latine ou grecque, deux langues que possédait Jean Racine. [1] Les éléments historiques rassemblés dans la tragédie proviennent majoritairement comme nous l'avons vu, des œuvres de Suétone. Toutefois des éléments non négligeables ont été transmis par Cassius Dion et Tacite. De nombreux éléments de la Guerre des Juifs contre Rome - dont la première traduction publiée par le janséniste d'Andilly, trois ans avant la sortie de Bérénice - sont repris dans Bérénice. Ces historiens antiques, qu'ils soient issus de Rome, d'Asie Mineure, ou de naissance juive (Flavius Josèphe écrit en araméen mais publie en grec la Guerre des Juifs contre Rome avec imprimatur de Titus[2]) procurent tous, une légitimité historique à l'œuvre complétant le caractère intimiste qui se dégage de la tragédie. La légitimité ne signifie ni authenticité historique ni fidélité historique : Selon Forestier "Pour un auteur de XVIIe siècle, historicité ne signifiait pas fidélité – et encore moins couleur locale." [3] Ces références historiques ne sont pas le simple fond de l'intrigue de Bérénice. Elles fonctionnent comme témoignages transmis par les protagonistes. Elles contribuent à la valorisation de faits exemplaires pour le gouvernement et à sa connaissance intime de l'histoire et de ses épreuves via une lecture scénique.  Les sources Antiques donnent une légitimité historique à la tragédie. Et une légitimité à Racine qui se place dès Britannicus, et le confirme avec Bérénice, comme dramaturge dont les œuvres sont capables de lier avec cohérence, le pouvoir, la transmission de faits historiques et la tragédie interprétée comme divertissement édifiant.  Racine lui-même deviendra historiographe du Roi.[4]  C'est-à-dire qu'il passera du langage tragique à l'écrit historique. En devenant historiographe au service du pouvoir, sept ans après Bérénice, il quitte la souveraineté des Anciens, pour légitimer l'histoire du gouvernement. Il devient source historique. C'est dire que Jean Racine est conscient d'être investi de la fonction qu'occupait Flavius Joseph face à Titus. A partir de 1677, dès qu'il est investi de cette charge d'historiographe, il ne produira plus une seule tragédie antique.  Il ne reprendra le théâtre que pour écrire les deux pièces sacrées, Esther et Athalie ; et cela, après douze années de silence et uniquement sur ordre du pouvoir[5].  D'autre part l'Histoire antique et les historiens du premier siècle de notre ère qui ont inspiré Racine sont contemporains de Titus.  Ce qui ne veut pas dire que leurs écrits soient impartiaux. Flavius Josèphe, chef de guerre de la partie adverse, témoigne pour Titus. Il magnifie l'empereur, ses batailles et ses discours de guerre. Comme Suétone et Tacite, Flavius Joseph ne transmet que partiellement les faits historiques. Mais il procure une légitimité et offre une cohérence à Jean Racine pour l'utilisation du mythe de Rome, comme métaphore de la grandeur et du règne de Louis XIV. Karel Vanhaesebrouck dans son étude,  Britannicus le mythe et l'authenticité, souligne l'importance assumée par Racine, du concept d'authenticité historique de la représentation d'un idéal de l'autorité romaine[6]. Pour cette étude sur les sources nous partons de l'hypothèse que la poétique normative – c'est-à-dire le classicisme - s'est construite à partir d'un mécanisme de représentation dont les sources historiques sont le sceau d'authentification du mythe impérial.  Nous partons de l'hypothèse que le classicisme définit une langue esthétique opérationnelle pour le pouvoir, à l'instant où il permet d'organiser concrètement une iconographie et un idéal politique utile à l'Ancien Régime. S'il est juste de dire, avec la critique racinienne du XXe siècle, que ce sont ces valeurs esthétiques, morales et politiques que la cour va emprunter pour fonder une image du pouvoir basée sur une inspiration littéraire, alors nous vérifierons comment ces sources historiques procurent à Jean Racine et à son public, une image précise du devoir politique à travers l'exemple de l'empire romain. Toutefois, Goldmann[7] le souligne, le classicisme ne défend jamais une authenticité, mais une idéalisation de l'esthétique et de la pensée antique. Nous vérifierons à travers les différentes sources, ce qu’est produit dans la tragédie sous leurs influences : Quel monde recréé ou quelle vérité subjective s'est établie à partir d'un ensemble des données historiques présentes pour construire l'intrigue et les personnages.  Le Titus racinien est-il ou n'est-il pas véhicule d'un pouvoir idéalisé - celui de Louis XIV - Est-il reconstitution poétique d'un personnage historique,  dominé par le Titus de Tacite, ou de Josèphe.  Artis Factum, le Titus racinien s'il est phainesthai - phénomène artificiel - est-il destiné à assurer une base stabilisante pour la conscience des hommes du XVII e siècle, face à un monde idéalisé? Comment associe-t-il la représentation d'un exercice du pouvoir politique absolu dans ses rapports à la nécessité de grâce janséniste, à la poétique et au besoin d'authenticité historique ?

iii. Sources Antiques et Orient géographique

D'autre part la Tragédie de Bérénice met en lumière une nouveauté chez Jean Racine : L'histoire de l'Orient, du peuple de Judée, et de ses guerres.  La prise de Jérusalem, ses remparts, la ville de Césarée, la rébellion de la Judée, les mutins, les combats romains, les "dépouilles des Juifs"[8]  sont des éléments poétisés mais directement sortis de sources historiques. Toutefois l'Orient, n'est pas dans Bérénice, un lieu actif, ni un lieu religieux. S'il est sacralisé c'est par la mémoire affective et non par une identification aux valeurs religieuses. Les sources bibliques contemporaines qui citent la présence de la reine Bérénice en Judée, ne sont pas utilisées. Actes (25, 13) rapporte la présence extraordinaire de Bérénice et de son frère le Roi Agrippa à Césarée au procès de Paul (Paul 1er) anciennement Shaul de Tarse (Acte 25/ 22-23)[9].  Le chapitre 23 rapporte l'entretien de la sœur de Bérénice, Drusilla, et de son mari, Felix, avec Paul lors de son accusation par le sanhédrin[10]. Nous apprendrons par Flavius Josèphe que Drusilla et Felix, trouveront la mort, la dernière année du règne de Titus, dans l'incendie de Pompéi. Avant le départ de Paul pour Rome, suite à son audience, Acte 26, 30 le verset rapporte : "Le Roi, le gouverneur, Bérénice et tous ceux qui étaient assis avec eux, se levèrent, et en se retirant, ils disaient les uns aux autres, cet homme n'a rien fait qui mérite la mort ou la prison…"  Aucune information transmise par l'histoire biblique n'a été mêlée au tissu tragique. Jean Racine a donc volontairement éloigné toutes traces d'une influence religieuse sur son œuvre. En dehors de l'énigmatique nom qu'il attribut au confident de Titus, Paulin - PaulUn ? Ces sources bibliques connues de Racine sont donc volontairement écartées. Il n'a utilisé pour la construction de Bérénice, et la description de l'Orient au premier siècle de notre ère, qu'un matériel historique issu d'historiens romains. Cet Orient décrit par les historiens romains agit dans Bérénice comme lieu de mémoire, référence nostalgique, souvenir affectif et souvenir cruel de campagnes militaires. Cette particularité de Bérénice implique la nécessite d'accorder une attention aux sources issues des auteurs antiques qui traitent de l'Orient dans cette période du premier siècle de notre ère. De répertorier et d'analyser les conditions d'introduction de ces sources référant à l'Orient et à cette période. Partant du principe que telles sources impliquent une contradiction : Le premier siècle de notre ère en Orient étant révéré par le public du XVIIe siècle comme lieu sacré de la première période de l'histoire chrétienne. C'est-à-dire d'une période sans rapport avec les précédentes, en rupture absolue avec la Judaïté transmises par ses propres références bibliques malgré la contemporanéité des personnages, traçant une histoire du lieu, qui n'est désormais plus transcrite par la Bible mais par les historiens romains, fussent-ils juifs. Ce fait montre la continuité de l'histoire biblique à travers l'écrit historique laïc au premier siècle de notre ère et son développement dans la poétique tragique du XVIIe siècle.  Ces sources historiques traitent d'un espace et d'un temps témoins d'une époque cruciale pour les spectateurs. Et c'est pourtant en dehors de la perspective biblique et prophétique que Racine prospecte pour sa narration de l'histoire. Il prouve la continuité de la progression historique de l'Orient en franchissant les limites bibliques pour pénétrer le paradoxe romain et ses sources. Or, ces sources qui se manifestent fréquemment dans la parole des héros sont utilisées de façon à ne pas permettre au spectateur de développer une émotion religieuse pour une période et un lieu capital pour le monothéisme occidental. Pour dégager l'influence de cette spécificité de l'orient Racinien dans Bérénice qui agit dans une perspective païenne sur les personnages et le public, nous utiliserons une méthode comparative. Nous argumenterons sur la poétique suggérée par cet Orient romanisé et non christianisé, sur son ascendance sur la structure des personnages et sur la composition d'alexandrins issus d'une source antique et développant pourtant un ensemble de valeurs morales d'essences chrétiennes. Ces sources manifestes de l'historiographie romaine sont imprégnées par Jean Racine, d'une optique janséniste de la grâce.  L'importance de l'utilisation d'auteurs anciens pour la composition de tragédies influencée par ailleurs, par la pensée janséniste est soulignée par la critique racinienne depuis le début du XXe siècle. Barthes (Sur Racine) Brahmi dans son article Bérénice Reine d'Orient.[11] Tony Gheeraert, dans son article intitulé Voix de Dieu, voix des Hommes : Oracles, visions et prophéties chez Jean Racine[12] mettent en lumière une contradiction réelle développée dans les œuvres de Racine, entre l'admiration pour les auteurs anciens et le malaise janséniste face au paganisme malgré sa passion avouée pour les antiques.




[1] Jean Racine traduit une partie du Banquet de Platon en 1683 – et le Bréviaire romain en latin et en français est publié par Le Tourneux avec la date de 1688, la traduction de la plus part des hymnes des Féries est l'œuvre ancienne mais revue de Jean Racine (Forestier Georges,  Racine Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1999, p.1690
[2] Marcel Simon, dans la Revue le Monde de la Bible, texte réédité dans Aux Origines du Christianisme, Gallimard
[3] Forestier, Georges, Racine Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome I p.1284
[4] Ibid.; p. LXXXII " Septembre 1677 'la nouvelle se répand  que Louis XIV  a chargé Racine et Boileau d'être ses historiographes, emploi qui les conduira dans plusieurs de ses campagnes militaires, mais qui implique de renoncer à toutes activités poétiques. Ils reçoivent une pension alimentaire supplémentaire de 2000 écus et se partagent la somme de 12000 livres pour s'équiper."
[5] Commande de madame de Maintenon 1689, Esther et 1690 Athalie.
[6] Vanhaesebrouck Karel Mythe de l'authenticité, Britannicus, Ed. Rodopi, NY 2009 "L'imperium fut pour l'autorité royale, une manière originale de penser le temps, l'histoire et la politique" (p.95)
[7] Goldmann Lucien, Le Dieu Caché, Gallimard, 1959, chap.III pp. 50-70/
[8] V. 692
[9]  Actes 25, 13-14 : " Quelques jours après, le roi Agrippa et Bérénice arrivèrent à Césarée, pour saluer Festus. Comme ils passèrent là plusieurs jours, Festus exposa au roi l'affaire de Paul."
Actes 25, 22-23: "Agrippa dit à Festus, je voudrai entendre cet homme. Demain répondit Festus tu l'entendras. Le lendemain donc, Agrippa et Bérénice vinrent en grande pompe, et entrèrent dans le lieu de l'audience avec les tribuns et les principaux de la ville. Sur l'ordre de Festus Paul fut amené." A noter que la totalité du chapitre 26 est dédié à la défense juridique de Paul se présentant comme juif, pharisien, descendant de la tribu de Benjamin. En présence du roi Agrippa et de sa sœur Bérénice, l'apôtre commente sa relation complexe avec la première communauté chrétienne.  Paul-1/Shaul de Tarse raconte son expérience sur le chemin de Damas, sa vision de Jésus de Nazareth, sa conversion et son "repentir." Il développe sa défense en commentant ses interventions dans le Temple de Jérusalem. Agrippa, frère de Bérénice lui répond :" Tu vas bientôt me persuader de devenir chrétien !" A quoi Paul-1/ Saül de Tarse répond :" Que ce soit bientôt ou que ce soit bien tard, plaise à Dieu que non seulement toi, mais encore tous ceux qui m'écoutent aujourd'hui, vous deveniez tels que je suis, à l'exception de ces liens."  "Ceux qui m'écoutent" incluent la reine Bérénice présente aux côtés de son frère.  Il est intéressant de rappeler que le public chrétien contemporain de Jean Racine connaît parfaitement ce texte. Pourtant, Racine n'a pas une seconde développée dans sa tragédie cette suggestion de l'apôtre, d'une éventuelle conversion de Bérénice, princesse juive. Il lui a conservé totalement et intégralement son identité juive face à l'empereur Titus.  Racine l'a identifiée à l'Orient jusqu'au nom qu'il attribue à sa confidente : Phénice, (la Phénicie étant géographiquement le territoire frontalier au Nord du territoire dépendant de l'autorité du roi Agrippa.) Par contre le nom du confident de l'empereur Romain, Paulin, suggère par lien sémantique, Paul 1.  Une relation sonore est établie à travers le nom, au narrateur du chemin de Damas.  Titus représente Rome et l'Empire. Cela pourrait être interprété comme une volonté de la part de Jean Racine de conserver Rome comme premier centre de la chrétienté. Et par mimétisme de suggérer au Roi Louis XIV/Titus un lien avec Paul 1, son conseiller.
[10] Actes 24, 24 : "Quelques jours après, Félix vint avec Drusilla, sa femme qui était juive, et fit appeler Paul. Il l'entendit sur la foi du Christ. Mais come Paul discourait sur la justice, sur la tempérance et sur le jugement à venir, Felix effrayé dit : " pour le moment retire-toi, quand j'en trouverai l'occasion, je te rappellerai."
[11] Brahimi Denise Jean Racine et l'Orient  colloque 1999 biblio 17, collection Leiner Tubingen 2003 p. 112
[12]Gheeraert Tony,  Revue  Etudes Epistème, n12  Université de Rouen – Cérédi, Automne 2007
Ibids, p. 16
 Droits d'Auteur Saskia Cohen Tanugi - pour HUJI

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