samedi 8 octobre 2011

Sources Antiques de Bérénice - Premier Chapitre - Recherche Saskia Cohen Tanugi

Sources Antiques, Bérénice

i.                    Sources Antiques et représentation du pouvoir

Ce chapitre étudie les sources historiques utilisées pour la construction de Bérénice. En abordant ce travail nous nous proposons de dégager pour cette étude les emprunts faits aux historiens et auteurs antiques, dont certains sont nommés par Racine dès la préface, et d'autres omis malgré leurs contributions à l'élaboration de l'intrigue. Puis de contribuer à travers l'étude des sources, à la compréhension d'une œuvre et à l'analyse des mécanismes qui ont permis une mythification de l'histoire romaine et la revalorisation de l'Emperium : Les sources citées par Racine dans la préface sont Suétone pour l'action, Virgile pour la narration, Aristote – quand selon Racine, l'objectif est d'offrir au spectateur de la tragédie "le plaisir de pleurer et d'être attendris"[1] - De Sophocle et d'Eschyle, Racine affirme avoir emprunté la "simplicité d'Action."[2] Et des comiques latins Plaute, Ménandre, Térence, Racine se réserve le droit d'imiter l'élégance de la diction et la simplicité "merveilleuse"[3] de leurs sujets. Racine mentionne dans sa préface uniquement les auteurs ayant une influence stylistique sur son œuvre. Cette emprise stylistique est confirmée dans les différentes préfaces. Un an avant la première de Bérénice, dans sa préface de Britannicus en 1669, Racine fait référence à deux auteurs - qu'ils assimilent à des censeurs "posthumes" - dont le regard critique lui serait nécessaire plus encore que celui de ses contemporains : " Que diraient Homère et Virgile, s'ils lisaient ces vers? Que dirait Sophocle, s'il voyait représenter cette scène ?"[4] Mais si l'influence stylistique des auteurs anciens est importante, l'influence des historiens grecs et romains du premier siècle et du second est-elle négligeable ?  L'ascendant des historiens romains s'exerce sur deux sujets : Britannicus et Bérénice révèlent des éléments tirés des écrits de Suétone : la date historique de l'Action (Ier siècle, entre 55 et 79) le lieu (Rome) le sujet (L'empire) et la présence active des différents antagonistes. La date de production des deux œuvres, Bérénice (première représentation 21 Novembre 1670) suit de 9 mois Britannicus (publication Février 1670) : Bérénice prolonge la représentation du pouvoir impérial décrit par un historien au premier siècle de notre ère.  Les deux tragédies font intervenir des héros qui se connaissaient intimement selon Suétone[5] des éléments l'indiquent aussi dans Cassius[6] : Titus (né en 39) étudiait avec Britannicus (né en 41) jusqu'à la mort de celui-ci. Suétone signale que Titus goûta le breuvage mortel apporté à Britannicus au banquet de Néron. (Le dernier acte de Britannicus annonce la mort de celui-ci, et le premier acte de Bérénice, fait part de l'accession au pouvoir de Titus. Les courts règnes intermédiaires n'ont pas été jugés comme modèles suffisants pour le public du XVIIe siècle. Ils sont passés sous silence par Racine) La Tragédie de Britannicus présente la dernière journée de celui qui, victime d'actions politiques ne put devenir empereur ni épouser Junie. Un an plus tard, la tragédie de Bérénice représente une journée de celui qui fut compagnon de Britannicus, devint empereur comme le prédit le devin cité par Suétone et qui dû, par devoir politique, commencer son règne par une rupture.[7] Les deux œuvres raciniennes suivent fidèlement Suétone : Deux fils d'empereurs, témoins dans leur jeunesse d'une même période de Rome, éduqués ensembles, sont entravés par les manœuvres politiques pour l'un par le devoir politique, pour l'autre. Sans se soumettre à une reproduction mimétique des informations historiques, les tragédies proposent un modèle idéalisé de Rome et de l'Empire. Selon Vanhaesebrouchk, si Racine utilise ces sources historiques, c'est dans l'objectif de présenter une "mythification" du pouvoir impérial.[8] La mythification selon Vanhaesebrouchk a un double objectif, esthétique et politique. Selon lui, le développement dans la tragédie du XVIIe siècle d'un mythe d'une Rome exemplaire est lié au désir du pouvoir royal - noblesse des sentiments, pureté d'expression et perfection de la pensée – dont Racine est tributaire. Présenter Rome et l'imperium[9] comme "l'héritage culturel de l'Ancien Régime[10]" est une décision de l'Ancien Régime.  Si Racine exprime sont dévouement aux Anciens – Références pour leurs techniques de narration et exemples de morale politique – C'est qu'il exprime son dévouement au pouvoir.  Le Roi et ses ministres deviennent les cibles principales visées à travers une utilisation intelligente des Anciens. Le pouvoir de l'Ancien Régime génère donc une représentation du pouvoir impérial idéalisé. C'est cette image que l'Ancien Régime veut transmettre de son règne. Le théâtre racinien puise dans les sources historiques un patrimoine compatible avec une première forme de politique culturelle[11] établie par le gouvernement. Avant Bérénice et Britannicus les premiers héros raciniens restaient conformes à ceux des tragédies grecques : Polynice et Etéocle (1664). Dès 1666, Racine produit Alexandre, qui est une première approche d'une représentation du pouvoir. "Alexandre avait été présenté par la propagande royale, dès le règne de Louis XIII, comme le parangon de toutes les qualités de grand monarque. Et à sa naissance le Dauphin (futur Louis XIV) avait été présenté comme un Nouvel Alexandre."[12] Louis/Alexandre le Grand a représenté l'héroïsme antique vivant : Jean Racine s'exprime dès la dédicace sur le lien qu'il noue avec les héros anciens dans l'objectif de satisfaire Louis XIV :" Je ne me contente pas d'avoir mis à la tête de mon ouvrage le nom d'Alexandre, j'y ajoute encore celui de Votre majesté, c'est-à-dire que je rassemble tout ce que le siècle présent et les Siècles passés nous peuvent fournir de plus Grand."[13] Racine dessine un portrait quasi-messianique de Louis XIV, pour combler l'ambition du Roi qui est de reprendre à partir de l'Europe, le flambeau de l'Antiquité : " V.M se couvrira Elle-même d'une gloire nouvelle…nous la reverrons peut être à la tête d'une Armée achever la comparaison que l'on peut faire d'elle et d'Alexandre, et ajouter le titre de Conquérant à celui du plus sage Roi de la Terre.'' Ou plus loin : "un Roi qui n'a besoin que de lui-même pour se rendre redoutable à toute l'Europe."[14] Louis XIV, plus jeune, plus puissant monarque d'Europe en 1660, présenté comme capable d'occuper une place mythologique décide en 1670, à la date de représentation de Bérénice, d'illustrer seul le symbole du pouvoir.[15]  C'est à cette période que sur scène l'histoire de l'Empire Romain l'emporte sur la mythologie Grecque.  Les références au Théâtre antique - supports de la mythologie héroïque - et les sources historiques - Ecritures laïques ratifiées par les historiographes - témoignent chez Jean Racine de cette volonté de servir le pouvoir, son idéal politique et messianique "Plus sage Roi de la Terre'' par une mythification des héros issus de sources historiques. C'est donc du pouvoir que découle un développement de l'utilisation des historiens antiques. Un nouveau rôle est alors dévolu au théâtre tragique du XVIIe siècle en France.




[1] Racine, Jean Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Volume 1.  p. 452
[2] Ibid.; p. 451

[3] Ibid.; p.452
[4] Ibid.; p.375
[5]  Suétone vie des 12 Césars, Titus II, ( Rome, v. 69 ap JC – 130) "Educatus in aula cum Britannico Simul, ac paribus disciplinis et apud eosdem magistros institutus. Qud quidem tempore aiunt metoposcopum, a Narcisso Claudii liberto adhibitum  ut Britannicum inspiceret, constantissime affirmasse, illud quidem, nullo modo, certerum Titum, qui tunc prope astabat, utique imeraturum. Erant autem adeo familiares ut de potione, qa Britannicus Hausta periit, Titus quoque iuxta cubans gustasse credatur grauique morbo adflictatus diu.  Quorum omnium mox memorn statum ei auream in Palatio posuit, et alteram ex ebore equestrem.''
Traduction en français par Baudement, Paris, Dubochet Chevalier, 1845 "Son (Titus) Intimité avec Britannicus, Elevé à la cours avec Britannicus, il eut la même éducation et les mêmes maîtres. On assure qu'à cette époque, Narcisse, affranchi de Claude, avait fait venir un devin pour tirer l'horoscope de Britannicus par l'inspection des traits du s visage, et que le devin avait constamment affirmé que jamais ce jeune ne régnerait mais que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à l'empire. Titus et Britannicus si étaient intimement unis, qu'on croit que le premier goûta la breuvage dont le second mourut et qu'il en fut longtemps et dangereusement malade. Plein de ces souvenirs, quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue d'or dans son palais, et lui consacra une statue équestre en ivoire."
[6]  Lucius Claudius Cassius Dio (v. 155 ap. J.C. et mort en 235) Traduction française Claude Deroziers, Paris 1542. Publication par Robert Estienne, Paris, 1548. Traduction latine, Guilielmus Xylander, Bâle 1558
Voir livres 64, 65, 66.
[7]Suètone, rapporte le fort attachement de Titus pour Britannicus.  Les études en commun. Et la présence de Titus au banquet de la mort de Britannicus. Puis après la mort de Néron et de son père, en 79, Titus devenu empereur lui dédie, deux statues, afin de prolonger son souvenir lors de son règne. Les deux  personnages historiques nés à deux années de différences (39/41) développent une complémentarité  tragique pour Racine. Au courage juvénile de Britannicus répond le courage moral de Titus.
[8] Vanhaesebrouchk Karel: "…le mythe de l'authenticité et le modèle idéal qui en résulte…" Le Mythe de l'Authenticité, Rodopi, N.Y 2009, p. 42
[9] Si Alexandre et Mithridate utilisent aussi le patrimoine historique transmis par les auteurs et biographes grecs et romains, ces deux tragédies ne sont pas liées à l'Empire par l'intrigue.  L'imitation de l'empire implique chez Racine, un développement esthétique basé sur une idéalisation morale des héros. Les conflits tragiques développés à partir des informations historiques,  ne sont jamais dévalorisants pour le héros,  Racine n'introduit aucun trait d'humour contrairement à Shakespeare, ne fait entrer le héros tragique dans aucun comique de situation, et n'aborde aucun épisode par la légèreté du rire.  L'idéalisation de l'empire par Racine implique un code esthétique puissant et repérable.
[10] Ibids., p.60
[11] Expression non utilisée au XVII e siècle.
[12] Forestier Georges, Racine Œuvres Complètes, Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome 1, p. 1276
[13] Racine, Jean, dédicace au Roi d'Alexandre le Grand,  Gallimard, la Pléiade, 1999, Tome 1, p.124
[14] Ibid.,
[15] Louis XIV fut Soleil, Apollon, Guerre, Mars et Jupiter (Néraudau, l'Olympe du Roi-Soleil, Belles Lettres, 1986)
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