dimanche 9 octobre 2011

Sources Antiques de Bérénice (Fin de l'Article) Recherche pour l'Université Hébraique de Jérusalem - Département Théâtre/ Département Langues Romanes Section Française - Sh.Saskia Cohen Tanugi 2010-2011

L’influence de Flavius Josèphe fut déterminante dans le milieu Janséniste centriste : Témoin visuel de la destruction du Temple de Jérusalem, proche par son origine des prêtres du Temple, et par sa vocation de militaire proche du roi Agrippa, lui-même allié aux empereurs romains, Vespasien et Titus, il représente une référence capitale pour la période décrite dans la tragédie de 1670. Pour les Jansénistes, il est une des principales sources non bibliques rapportant visuellement des faits concernant cette période de mise en place du christianisme. En tant qu'historien de la période du premier siècle en Judée, les trois personnages principaux de Bérénice, lui sont familiers : Traducteur pour Titus, proche de Bérénice, par son frère, le roi Agrippa -dont il rapporte le discours intégral sur les remparts de Gamla– il nous confirme la présence du personnage d'Antiochus surnommé Epiphane[1] à ses côtés et aux côtés de Titus lors du siège de Jérusalem en 70. Il a pu être d'une influence conséquente pour Jean Racine dans son dessin des conseillers : Il est un des rares auteurs historiques à avoir pu prononcer avec sincérité : "seigneur j'ai vu la reine"(51) Seigneur vous connaissez ma prompte obéissance (71)[2]  Il fait le lien culturel entre l'Orient et Rome, entre le pouvoir impérial et les territoires de Judée. Ayant acquis la citoyenneté romaine sous Titus, il transforma son patronyme et devient Titus Flavius Josèphe en place de Joseph ben Mattatyas.[3]  Au XVII e siècle, ses écrits n'étaient pas inconnus du public lettré qui assistait aux représentations de Bérénice.  Dans l'original grec ou par l'intermédiaire [4]d'Arnaud d'Andilly (1589/1674) en français, ses témoignages étaient consultés. Dans cette remise en question janséniste de la pratique chrétienne traditionnelle, ce retour à l'antique par une telle source juive peut être conçue comme un accès à la vérité et une voie vers la Rédemption plus que comme la simple nostalgie d'un passé idéalisé. Flavius Josèphe représente pour Port Royal, le Peuple de l'Ecriture témoignant à la période de l'apôtre Paul. C'est une façon d'approcher la "linguae sanctae" par l'intermédiaire du témoignage en grec d'un hébreu. Non seulement Flavius Josèphe a pu devenir une référence pour la construction de la tragédie de Bérénice, mais il avec certitude joué un rôle dans l'histoire du Jansénisme. Auteur Juif dont l'œuvre a été retransmises par celui qui en 1642, avait traduit du latin le livre de Cornelius Jansenius, le discours de la réformation de l'homme intérieur, où sont établies les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de Saint Augustin;[5] fait de lui, par cette traduction du XVII e siècle toujours publiée au XX e siècle, une référence pour comprendre la fascination que Rome put exercer sur l'Orient, sur Bérénice. Comme Jean Racine, comme son traducteur, solitaire et mondain, liant Rome et Dieu, Flavius Josèphe, même de par son nom symbolise cette dualité inscrite dans l'histoire du premier siècle. Rome et l'Orient : Ami des empereurs, Flavius est son nom. Issu du peuple juif révolté contre l'autorité romaine, Joseph est son nom. Selon A. Bonzon, dans Bérénice, "le Héros tragique est double et au premier plan, représenté à la fois par Titus et par Bérénice. Quant au Dieu spectateur, de la pièce, c'est le peuple Romain."


[1]  "Comme la nation des Juifs, qui est répandue par toute la terre, est proche de la Syrie, il y en avait un grand nombre dans cette province, particulièrement à Antioche, tant à cause de la grandeur de cette ville, que parce que les successeurs du roi Antiochus Epiphane, qui saccagea Jérusalem et pilla le Temple, leur avait donné une liberté entière d'y demeurer…" (Guerres, VII, 9, traduction Arnauld d'Andilly, adaptée en Français moderne par Buchon p. 296, editions Liris)
[2] La tirade d'Arsace décrivant comme témoin visuel de la prise de Jérusalem: " Titus vous embrassa mourant entre mes bras"(113)
[3] Joseph ben Mattatyas devenu Titus Flavius Joseph,  se remarie avec une femme juive de Crète, vers 75, qui lui donne deux fils Flavius Justus et Flavius Simon, période des premières communautés chrétiennes de Crète, selon l'épître de Paul à Titus " Je t'ai laissé en Crète, afin que tu mettes en ordre ce qui reste à régler, et que selon mes instructions tu établisses des anciens dans chaque ville…"

[4] Bonzon, A La nouvelle critique et Racine, Paris, Ed. Nizet, 1970 p. 111
[5] Robert Arnauld d'Andilly, Mémoires, éd. R. Pouzet, H. Champion, 2008. La première édition est datée d'Hambourg, 1734


[1] Flavius Joseph, Antiquités IX traduction Fournier F.D. Texte Numérisé 2011  " Voilà comment finit le roi Agrippa. Il laissait comme descendants un fils, Agrippa, qui était dans sa dix-septième année, et trois filles, dont l'une, Bérénice, âgée de seize ans, avait épousé Hérode, son oncle paternel, tandis que les deux autres, Mariamne et Drusilla, étaient vierges ; Mariamne avait dix ans et Drusilla six. Leur père les avait promises en mariage, Mariamne à Julius Archelaus, fils de Chelcias, Drusilla à Épiphane, fils du roi de Commagène Antiochus.  Mais lorsqu'on sut qu'Agrippa était mort, les habitants de Césarée et de Sébaste, oublieux de ses bienfaits, agirent comme ses ennemis acharnés.  Ils lançaient des calomnies inconvenantes contre le mort ; tous les soldats qui se trouvaient là - et il y en avait un grand nombre - envahirent la résidence, enlevèrent les statues des filles du roi et d'un commun accord les portèrent dans des lupanars où, après les avoir hissées sur la terrasse, ils les outragèrent de leur mieux en commettant des actes trop indécents pour être relatés. S'attablant dans les lieux publics, on célébrait des banquets populaires en s'ornant de couronnes, en se parfumant, en faisant des libations à Charon et en échangeant des rasades en l'honneur de la mort du roi.  Ces gens oubliaient, non seulement les marques de bienveillance dont Agrippa les avait comblés, mais encore celles de son aïeul Hérode, qui avait fondé ces villes et construit à grands frais des ports et des temples.

Les Antiquités de Flavius Joseph (livre XX, 7/3 et XIX) donnent de nombreuses informations sur la reine Bérénice et sa famille proche, qui ne sont pas utilisées par Racine.[1] Par contre les éléments utilisés sont issus de la Guerre des Juifs contre Rome.
Flavius Josèphe dans sa conclusion de Vie, signale que Titus lui transmis à lui, la Judée et les territoires adjacents.  Jean Racine reprend cette information au compte de Bérénice :


[1] Dont les Mariages de Félix avec Drusilla, sœur de Bérénice.  Le mariage du roi Polémon avec Bérénice, de Démétrius d'Alexandrie avec Mariamme la plus jeune sœur de Bérénice :   L'empereur envoya ensuite Félix frère de Pallas, beau-frère de Bérénice s'occuper des affaires de Judée.  Après avoir accompli sa douzième année de principat, il donna à Agrippa la tétrarchie de Philippe et la Batanée, en y ajoutant la Trachonitide et Abila, c'est-à-dire la tétrarchie de Lysanias, mais il lui enleva Chalcis qu'il avait gouvernée pendant quatre ans. [139] Ayant reçu ce présent de l'empereur, Agrippa donna en mariage à Aziz, roi d'Émèse, qui avait consenti à se faire circoncire, sa sœur Drusilla, qu'Épiphane, fils du roi Antiochus, avait refusé d'épouser parce qu'il ne voulait pas se convertir au judaïsme, bien qu'ayant promis autrefois au père de Drusilla de le faire. [140] De plus, Agrippa donna Mariamme à Archélaüs, fils d'Helcias, auquel son père Agrippa l'avait fiancée, et ils eurent une fille nommée Bérénice. 2. Peu après, le mariage de Drusilla et d'Aziz fut rompu pour la cause suivante. Au moment où Félix était procurateur de Judée, il vit Drusilla, et, comme elle l'emportait en beauté sur toutes !es femmes, il s'éprit de passion pour elle. Il lui envoya un Juif cypriote de ses amis, nominé Simon, qui se prétendait magicien, et il essaya de la décider à quitter son mari pour l'épouser, promettant de la rendre heureuse si elle ne le dédaignait pas. Elle, qui était malheureuse et voulait, échapper à la haine de sa sœur Bérénice - Félix l'invitait en raison de sa beauté qui, croyait-il, l'exposait à bien des tourments du fait de Bérénice - se laissa persuader de transgresser la loi de ses ancêtres et d'épouser Félix. Elle eut de lui un fils qu'elle nomma Agrippa. Pour la façon dont ce jeune homme périt avec sa femme dans l'éruption du Vésuve sous l'empereur Titus, je l'expliquerai plus tard
 3. Quant à Bérénice, après la mort d'Hérode, son mari et son oncle, et après un long veuvage, comme le bruit courait qu'elle était la maîtresse de son frère, elle persuada à Polémon, roi de Cilicie, de se faire circoncire et de l'épouser, car elle espérait ainsi prouver que ces accusations étaient calomnieuses. Polémon consentit surtout à cause de la richesse de Bérénice, mais leur union ne fut pas longue et Bérénice abandonna Polémon par légèreté, à ce qu'on dit. Celui-ci, dès la rupture de son mariage, renonça aussi aux coutumes juives. Au même moment Mariamme, après avoir quitté Archelaüs, s'unit à Démétrius, le premier des Juifs d'Alexandrie par la naissance et la fortune, qui était alors alabarque. Elle eut de lui un fils qu'elle nomma Agrippinus. Mais nous parierons plus loin  en détail de chacun de ces personnages. (Flavius Joseph Antiquités; traduction numérique de François Dominique Fournier, 2011)


Là de la Palestine il étend la frontière
Il y joint l'Arabie, et la Syrie entière.
Et si de ses Amis j'en dois croire la voix,
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois,
Il va sur tant d'Etats couronner Bérénice (v. 171/175)
Suétone, Tacite et Flavius Josèphe sont les sources principales de Racine pour composer Bérénice.

La Critique de Bérénice de l'Abbé Villars (1671) considère malgré l'apport et l'influence des Historiens Antiques, que la Tragédie Romaine s'est transmutée en tragédie Galante: "J'avais pourtant eu quelques espérances que le caractère de Titus serait héroïque; je lui voyais quelque fois des retours assez Romains : mais quand je vis que tout cela n'aboutissait qu'à se tuer par maxime d'amour, je connus bien que ce n'était pas Héros Romain, que le Poète nous voulait représenter, mais seulement un amant fidèle…"[1]


[1] P. 514 - 515

Tandis que  Forestier défend la représentation romaine de Bérénice: "…Bérénice constitue la quintessence de la tragédie galante précisément parce que le héros, loin d'être un berger de l'Astrée, est un vrai Romain – aussi romain qu'un Romain de Corneille, ou que Burrhus dans Britannicus – que sa nature de Romain oblige à surmonter un amour qui compte pourtant plus que sa vie.  Face à la loi non écrite qui interdit à un maître de Rome d'épouser une reine étrangère, et alors que sa toute puissance lui permettrait d'enfreindre cette loi sans susciter autre chose que des murmures réprobateurs, Titus choisit la voie du sacrifice héroïque – se sépare de la reine Bérénice – pour rester digne de l'idée qu'il se fait de son statut, de sa fonction et de sa filiation dynastique." [1]La pureté même de cette œuvre, dans sa structure dramatique, doit beaucoup à la pureté des sources et a l'intelligente restriction faite à l'utilisation du matériel historique issu de témoins visuels. Racine a ôté toutes les références aux violences physiques de la guerre  à ses conséquences sur les victimes, même dans les souvenirs rapportés. Il n'a pas repris un seul élément de narration des violences des combats, ni un seul élément des violences subies par Bérénice, ou par les prisonniers sur ordre de Titus. Il n'a conservé des sources que ce qui permettait aux personnages de conserver une dignité tragique dans le malheur d'une action simplifiée à l'extrême. Il a dépouillé Rome de sa barbarie.  ''Ce n'est point une nécessité qu'il y ait des morts et du sang dans une tragédie: Il suffit que l'Action soit grande et que les Acteurs  en soient héroiques'' Racine a conservé une esthétique issue des principes stylistiques de Tacite. Il a conservé des incidents de guerre. Il a ôté et la violence et la religion. Il a conservé ce qui est transmis par les sources, ce principe de Rome qui selon Goldmann est Dieu caché, dans Bérénice.  "Certes Il (Titus) peut prêter l'oreille à la voix des ministres, des représentants de la divinité. Mais ceux-ci - les prêtres, l'église dans la vie, Paulin et le sénat dans la pièce – ne peuvent également que répéter la loi.
générale sans avoir la certitude d'exprimer, en cette occasion même la volonté réelle de Dieu ou du peuple au nom desquels ils prétendent parler. Selon Goldman "tout cela est dit explicitement dès l'apparition de Titus sur scène. L'empereur sait que les yeux du peuple romain sont fixés sur lui, mais il n'a aucun moyen de connaître directement la volonté de ce peuple. C'est pourquoi il s'adresse à l'intermédiaire (Paulin) qui ne peut que lui répéter les exigences de la loi." Titus est un héros tragique selon le cœur de L. Goldmann car il lui apparaît comme réussissant d'emblée de manquer à son devoir à l'égard de Dieu, c'est-à-dire du peuple Romain." (Bonzon)


[1] Forestier Georges, Jean Racine, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1999, p. 1443






Les sources dont la parfaite utilisation permit cette sobriété de l'Action, que ne reconnaît pas l'Abbé Villars comme romaine, sont elles-mêmes dépouillées de toutes surcharges d'informations historiques qui nuiraient à la composition dramatique. "Racine se livrait à une expérience limite cherchant à réduire sa tragédie à une épure"[1] Les sources sont elles-mêmes épurées, nous avons vu, que Dion n'avait pas été utilisé, que des passages complets de Suétone décrivant un certain comportement de Titus étaient passés sous silence. Que le personnage de Bérénice, pourtant riche en événements rapportés dans Antiquités de Flavius Joseph, avait été réduit à sa relation la plus simple. C'est donc, au-delà d'une convention que se situe Racine, dans l'utilisation de ses sources c'est la présentation d'une certaine idée de Rome, du pouvoir et du devoir politique face au pouvoir de l'amour qu'il a valorisé. L'œuvre peut être lue comme une "tragédie galante" par la Cour et l'Abbé Villars, mais elle reste d'un enseignement romain pour un monarque, quand l'amour peut constituer un enjeu politique. C'est cette confrontation aux sources qui permet à Racine de constituer quelque chose d'autre, qu'une poésie galante. En confrontant via les sources, l'héroïsme à l'histoire amoureuse, il transfigure le sujet. Malgré la tradition qui veut que l'œuvre aurait été destinée à célébrer la rupture entre le Louis XIV et Marie  Mancini, l'influence des sources dans la narration de l'histoire de la Judée et de la problématique du poids décisionnaire de Rome, mais aussi dans les détails de la vie intérieure de Titus permettent de considérer l'œuvre comme confrontant une conception Romaine de la maîtrise des passions à celle du pouvoir royal et son devoir de maîtrise, au XVIIe siècle.


[1] Ibid. ; p 1445

[1] Bonzon A La Nouvelle Critique et Racine, Paris,  Nizet 1970, p. 112


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